LA SAGA DU WU SHU
Sous la bannière du tigre et du dragon
Le successeur de Boddhidharma au monastère se nomme Hui Ko, et est considéré comme le second patriarche (486-593). Il est cité par certains comme le rédacteur véritable du Yi Kin King et Sui King. En réalité, Hui Ko n’a jamais caché son immense intérêt pour l’Art Martial… ni son scepticisme vis à vis de la méditation passive. II fut accusé d’avoir, de par son attitude, causé le départ de Boddhidharma.
A la tête du monastère Shaolin se succédèrent encore cinq de ses descendants spirituels : Seng Tsan (décédé en 606), Tao Shin (580-651), Hueng Jen (601-675), Huin Neng (ou Wei Lan 638-716) et Shen Hsiu (décédé en 716) qui prendront respectivement les Titres de 3e, 4e, 5e, 6e et 7e Patriarches.
Dans cette succession, vis à vis du Chan (Zen) quelques problèmes surviennent avec Wei Lan, qui contrairement aux autres est un laïc n’ayant jamais désiré prêter serment. Seul l’aspect méditatif l’intéresse et préférant rompre avec l’Art Martial, il quitte le monastère trois ans avant sa mort, en 713.
Durant ces trois années, il met en place un nouvel enseignement basé exclusivement sur la pratique assise (Za Zen)… enseignement rigoureux et austère qui trouvera sa voie d’abord en Chine puis au Japon dans la secte du Tien Tai (Chan) puis dans la secte du Tendai (Zen) et du Rimai (Zen). II ne sera déclaré 6e Patriarche de Shaolin que 83 ans après sa mort. La ligne de Boddhidharma s’éteindra en même temps que lui avec la mort du dernier patriarche Shen Hsiu en 716.
A cette époque, le Chan se séparera, presque définitivement, de pratiques jugées par trop martiales, celles-ci se limitant à Shaolin. Il faudra attendre les moines guerriers japonais du XIIIe et XIVe siècle pour que le bouddhisme renoue avec «le bâton et le sabre». A cette époque, le Monastère du Mont Hiei n’hésitait pas à rassembler 3 000 hommes pour menacer la Cour Impériale du Japon… L’empereur Shirakawa disait lui-même qu’il ne pouvait contrôler trois choses dans son pays : les dés au jeu de Sugoruku, la crue des eaux du fleuve Kamo et les moines guerriers du mont Hiei !
Parmi les successeurs de Boddhidharma à Shaolin, deux eurent vis à vis de l’Art Martial une réputation extraordinaire…
TIGRE BLANC ET DRAGON VERT
En 612, à la suite d’une querelle intérieure, un groupe de renégats expulsés du temple réussit à tromper la vigilance des moines et à mettre le feu à la pagode sacrée où sont entreposés les trésors de Shaolin. Miraculeusement, tout ce qui a trait à Boddhidharma échappe à l’incendie. Le quatrième patriarche décide, à la suite de cette catastrophe, de créer une garde spéciale particulièrement rodée aux techniques de combat à mains nues… et aux techniques d’armes. Jusqu’ici, les moines n’avaient pour se défendre que leurs bâtons. Ils reçoivent donc cuirasses, sabres, hallebardes… et apprennent à s’en servir. Une expédition punitive a lieu à Lo Yang où les renégats se sont réfugiés chez un mandarin peu scrupuleux. Douze moines armés jusqu’aux dents prennent la ville, massacrent les coupables et reviennent sans coup férir. Le chef de l’expédition, un certain Tan Zhong s’est particulièrement fait remarquer pour sa bravoure. Une stèle est dressée pour commémorer l’événement (celle-ci est toujours visible au temple…). La nouvelle de la prise de Lo Yang par 12 moines parvient aux oreilles de l’empereur Tai Tsung (Taizong ou LiChe Min 627-649) de la dynastie Tang. Or celui-ci a de graves problèmes avec une princesse Zheng qui entretient une rébellion ouverte contre le pouvoir impérial. Aidée par le Général Wang shi Chong et son neveu Wang Shi Gang, elle est parvenue à soulever plusieurs tribus du nord de la Chine… et s’allie avec Ies. Djurtchet et les Euleuthes habitant la Mongolie. Ces «barbares du nord» sont de redoutables guerriers et les troupes impériales subissent défaite sur défaite. Le trône lui même est gravement menacé. Les Mongols, en effet, se soucient peu des règles de la guerre à la chinoise et de son étiquette compliquée. Les lourds chars de guerre sont débordés par des nuées de cavaliers qui pratiquent l’escarmouche et disparaissent aussi rapidement qu’ils sont venus. Les arbalètes chinoises sont surclassées par les arcs… et les Mongols se montrent d’une férocité inouïe. Les soldats chinois se debandent peu à peu et la route du pouvoir est libre. N’ayant plus rien à perdre, Tai Tsung fait appel à Shaolin… Le monastère envoie immédiatement 500 moines au secours de l’empereur. Les moines ne sont pas soumis aux règles de la guerre… aussi créent-ils les leurs. Ils attaquent purement et simplement le quartier général ennemi en pleine nuit. Les Mongols surpris en plein sommeil sont massacrés et les survivants sont obligés de se livrer à un corps à corps féroce auquel ils ne sont pas habitués de la part des Chinois… Plus de stratégie, plus de ruse, plus de chevaux filant comme le vent, plus d’arc… mais bel et bien la nécessité de faire face pour sauver sa vie. Les moines surentraînés sont déchaînés et rivalisent de bravoure. Malgré une infériorité numérique écrasante, ils balaient les Mongols et parviennent à capturer vivants plusieurs chefs ainsi que le fameux Wang Shi Gong. Devant cette défaite retentissante, le général Wang Shi Chong décide de se rendre et de déposer les armes. La vie de son neveu est en jeu et les moines ne plaisantent pas & ils lui ont fait porter les têtes de tous les généraux tués ou capturés lors du combat ainsi qu’une lettre de son neveu expliquant que les survivants avaient été contraints de relever le défi des moines : défendre leur vie avec une arme contre les mains nues de Tuang Zhong, de Zhi Cao et de Hui Chang. Aucun des généraux vivants n’a survécu au combat & et l’état dans lequel les têtes se trouvent donnent à réfléchir à Wang Shi Chong. Non contents de cet exploit, les moines entraînent le reste de l’armée mongole dans un défilé montagneux et l’anéantissent sous une avalanche.
Le nom de Shaolin retentit dans tout l’empire &l’empereur se rend au monastère, annoblit Tan Zhong, Zhi Cao, Hui Chang et 14 autres moines. Il confirme le titre de «premier monastère de l’empire» et offre une stèle imposante. Par décret, il lève l’interdiction de consommer de la viande et du vin et accepte que Shaolin puisse entretenir une troupe d’armée.
A la suite de cette reconnaissance impériale, il sera de bon ton en Chine d’envoyer le «second fils» faire ses études religieuses à Shaolin & dûment accompagnés de présents & Le monastère restera toujours fidèle aux dynasties chinoises.
LES MOINES BRIGANDS
Les successeurs de Tao Shin, Hung Jen, le cinquième patriarche n’est pas un moine ordinaire ! De son véritable nom, Meng Shang, c’est en réalité un ancien général destitué, il n’a trouvé refuge que dans la religion pour échapper au banissement. Depuis la visite de l’empereur Tai Tsung, le monastère ne cesse de recevoir des dons et se constitue un trésor appréciable. Hueng Jen, soucieux de la réputation de Shaolin, entretient désormais, dans la plus totale légalité, une véritable armée qu’il dirige de main de maître. Ces moines combattants, bien que soumis au serment bouddhiste, ne sont pas astreints aux restrictions habituelles et consomment ce qui leur normalement interdit : le vin et la viande & Ils sont également autorisés à porter des armes. Au début, ils ne constituent qu’une sorte de garde d’honneur & mais peu à peu, sous l’influence de Hung Jen, ils dépassent les strictes limites du domaine & allant jusqu’à constituer une autorité militaire, religieuse et politique parallèle. Il devient donc tout à fait naturel de prélever quelques impôts supplémentaires dans le voisinage, puis de faire payer un «droit de passage». Le monastère n’est-il pas devenu le «premier monastère de l’empire» ? Il est donc juste que tous ceux qui habitent la région ou transitent, apportent leur modeste contribution ! Les hésitants ou les réfractaires sont rapidement mis au pas & et il n’est pas rare que de véritables rançons soient exigées. En réalité, les moines terrorisent toute la région et acquièrent vite la réputation de «moines de vins et de chair» & pour ne pas dire de «sac et de corde». Bien que par ce procédé le monastère s’enrichisse très rapidement, des problèmes internes se créent. Certains moines s’opposent à ces procédés, notamment Hui Neng qui deviendra par la suite le 6e Patriarche. La gestion de Hung Jen sera donc à l’origine profonde de la scission entre le Chan légué par Boddhidharma et Shaolin. A sa mort, Hui Neng, qui aura toujours refusé de prêter serment, se chargera de la direction du monastère en tant que vénérable laïc. Il quittera le monastère en 713, préférant aller pêcher la bonne parole ailleurs &dans des conditions plus tranquilles.
Son successeur Shen Hui ne réussira pas à maintenir l’intégrité du chan & et la lignée des descendants directs de Boddhidharma s’éteindra avec lui.
Hui Jen peut être considéré à juste titre comme un mauvais successeur sur un plan religieux ou spirituel & il n’en demeure pas moins l’artisan de la grandeur politique, militaire & et martiale de Shaolin.
En entretenant des relations privilégiées avec la cour impériale et les plus haut dignitaires de l’empire, il contribua à l’essor des arts martiaux dans les plus hautes castes de la société chinoise. Plusieurs moines Shaolin furent nommés conseillers militaires et enseignèrent l’art du poing aux généraux de la garde impériale & et à l’empereur lui même. Au décès de ce dernier, l’impératrice Wu Ze Tian (Wou Tso Tien), soutenue par les bouddhistes, et notamment par Shaolin, usurpe le pouvoir (683) et transfère la capitale à Lo Yang.
Elle entretient évidemment d’excellentes relations avec le monastère, mais déçue par Hui Neng qu’elle juge trop tiède, préfère faire construire un temple immense à Long Men & sa mort coïncidera presque avec le départ de Hui Neng de Shaolin.
Sur une saisie, voilà une double défense particulièrement efficace !