LES RECETTES DE MES GRANDS MERES

par Georges CHARLES

 

La langue de boeuf à la sauce gribiche

Georges Charles dans les années cinquante avec ses deux grands mères
à gauche Madame Sinclair et à droite la « Mère » Libert.
La voiture est celle de Sir Cecil Ronald Sinclair

La bonne cuisine bourgeoise de la
« Mère Libert »

 

Voici, pas à pas, ma recette de la langue de boeuf à la sauce gribiche telle que me l’a transmise ma grand mère maternelle Louise Dulauroy-Libert, née en 1894 à Signy le Petit dans les Ardennes.
Fille d’un Maïtre de Forge qui mourut prématurément d’un chaud et froid elle fut élevée par sa tante Marthe Boudin, au nom prédestiné, qui tenait un hôtel-restaurant à Charleville, le « Cheval Blanc » dont la cuisine était fort réputés dans la région.
Après la Grande Guerre elle se maria à Auguste François Libert, qui reçut six citations à l’ordre de l’armée et qu’elle avait connu lorsque son régiment de Cuirassiers, le 12eme Cuir, stationnait à Méry sur Marne en 1916.
Ses parents, François Libert et Marie Libert-Martel tenaient également un restaurant très réputé, qui fut à l’époque classé hors concours au Michelin, à Domfront dans l’Orne, le « Lion d’Or » dont la spécialité, connue dans toute la région, étaient les fameuses tripes à la mode de Caen. Ou à la Domfrontaise !
La tradition voulait que tous les dimanches, le restaurant se trouvant en face de l’église, les hommes s’éclipsaient peu à peu dès que Monsieur le Curé tournait le dos.
Pour venir déguster un bol de tripes arrosé avec du cidre.
Et quelques mominettes de Calva.

Vers les dix heures alors que le repas de midi allait être plantureux.

Puis ils revenaient peu à peu avant la fin de la messe, afin de communier « à jeun ».
Monsieur le curé n’était pas dupe puisqu’il se précipitait à sa table réservée la messe finie où il apprenait « qu’il n’en restait plus ».
Mais par miracle sa portion était restée au chaud dans le four du boulanger voisin qui se faisait un malin plaisir de lui apporter avec une baguette parisienne bien croustillante.
On raconte que plusieurs fois il a béni le chaudron en cuivre étammé qui servait à les cuire et à les mitonner avant qu’elles ne soient versées bouillantes dans des terrines et maintenues au chaud ou conservées pour quelques privillégiés.
Mes parents travaillaient tous deux et je fus élevé par ma grand mère que l’on appellait « Mémère Dulauroy ».
Elle était couturière et cuisinière à Enghien les Bains et avait élevée seule trois filles.
Son mari, le « père Libert », gazé deux fois, ne s’était jamais remis de ses exploits guerriers et aurait pu parfaitement correspondre au personnage du Capitaine Conan.
Elle confectionnait donc des robes, des tailleurs et des costumes pour une clientèle fortunée et bourgeoise et allait « donner un coup de main » en cuisine dans les réceptions.
C’est à dire qu’elle dirigeait ce qui se passait en cuisine et supervisait le service.
A Enghien elle était connue comme « La Mère Libert ».
Elle n’avait donc rien à envier aux « mères » lyonnaises puisqu’elle a habillé, et nourri, des générations d’Enghiennoises et d’Enghiennois dans les villas autour du lac !
Depuis l’âge de quatre ou cinq ans j’était le seul à être accepté dans la cuisine pendant qu’elle y officiait.
Je me souviens qu’elle me faisait goûter des petits lardons bien dorés, de lard gras ou salé, qu’elle utilisait pour confectionner des sauces ou le fond de cuisson.
Et que je trempais souvent un doigt dans la sauce en question.
Sauf à de grandes occasions, comme les baptêmes ou mariages, je ne l’ai jamais vu assise à table.
Elle mangeait debout sur un coin de cheminée, surveillant du coin de l’oeil la maisonnée attablée.
Elle réalisait évidemment des plats de la cuisine « bourgeoise » mais aussi des solides recettes paysannes.
Ce qui ne l’empèchait pas de réaliser des grands classiques comme les « bouchées à la Reine », les vraies de l’époque, avec des amourettes, du riz de veau et des béatilles de coq.
C’est évidemment tout à fait autre chose ce qu’on présente actuellement chez les traiteurs
!
C’est probablement la recette qui lui était la plus demandée dans les réceptions et autres banquets.
Le jeudi elle faisait des tripes et pendant des années, écolier puis étudiant, je m’invitai le midi.
Les tripes bouillotaient dans une casserole en cuivre au dessus de laquelle se réchaufaient des pommes de terres dans un plat en terre percé de trous.
La sauce, très réduite, était devenue très onctueuse, presque collante, avec les pommes de terres parmemées de persil plat c’était un délice.
Et elle me servait une « piquette », de l’eau avec un peu de vin rouge.
C’est une manière amusante de goûter le vin et qui en révèle les qualités et les défauts qui n’apparaissent pas immédiatement lorsque le vin est pur.
On peut également en apprécier la couleur profonde, rouge, orange ou grenat.
Elle me racontait alors qu’un peu de porto dans un grand vin parti en dentelle, donc qui avait trop attendu en cave, lui redonnait un coup de fouet et qu’elle avait bluffé pas mal de grands connaisseurs avec son « truc de bonne fâme ».
Et qu’elle avait ainsi sauvé quelques réceptions du naufrage pinardier !
C’est vrai qu’à l’époque le vin ne se conservait pas toujours très bien en qu’on pouvait avoir de sacrées surprises en débouchant les bouteilles sur lesquelles on comptait pour épater les invités.
Mais malheureusement cela ne retire pas le goût de bouchon !

Depuis j’ai toujours eu grand plaisir à cuisiner et à reproduire, en y amenant ma touche personnelle, cette cuisine de ma grand-mère.

Pour une première recette j’ai choisi un plat bien bourgeois mais aussi paysan : la langue de boeuf à la sauce gribiche.

A la sauce gribiche telle qu’elle était servie avant 1900 à l’Auberge du Cheval Blanc à Charleville.

La langue de boeuf à la sauce gribiche

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La cuisine boulonnaise de Madame Sinclair

C’est mon autre Grand Mère qu’on appelait « Mammie » mais qui, à Boulogne sur Mer, était Madame Sinclair.
Femme très active, elle avait longtemps tenue, en tant que propriétaire, la brasserie-hôtel le « Del Monico », juste à coté du théâtre où elle servait une cuisine boulonnaise jusque très tard dans la nuit puisqu’elle accueillait après chaque représentation les spectateurs et les acteurs ainsi que les noctambules.
Elle y servait bien évidemment des « Welsh », spécialité incontournable ainsi que des moules mais aussi de nombreux plats d’époque tels que la lotte à l’américaine, sinon du homard à l’armoricaine pour les bons clients, des chaudrées de poissons, les poissons du jour et sans oublier, circonstances obligent, la soupe à l’oignon gratinée.
Bien souvent elle était donc le premier café ouvert de bon matin car les fêtards croisaient les lêve-tôt et servait la « bistouille » ou café arrosé de genièvre aux marins qui redescendaient au port ou aux livreurs venus déposer leur marchandise rue Faidherbe.
Et comme beaucoup de Boulonnaises elle confectionnait, pour Noël le fameux « pouding ».
N’en déplaise aux Boulonnais actuels, Boulogne fut longtemps anglaise et les Anglais qui venaient en France n’auraient pas choisi un autre port pour débarquer.
Ne serait-ce que pour se rendre sur la tombe de l’un des leurs au gigantesque Cimetière Militaire d’Etaples qui avait recueilli bon nombre de héros de la Première Guerre Mondiale.
Il y ont donc laissé pas mal d’habitudes.
Et quelques recettes qui font, toujours plus ou moins, partie du patrimoine local.
Il y ont également implanté ce qui a longtemps fait la richesse de la ville : la sauricerie.
Il faut entendre par là l’industrie et l’artisanat de la salaison et de la fumaison du poisson.
Harengs saurs, boufis, keepers, sprats, gendarmes, haddock et plus récemment maquereau, flétan et saumon étaient préparés par de multiples entreprises familliales dans Boulogne, avant guerre, puis dans le quartier de Capécure après la reconstruction.
Boulogne a en effet été l’une des villes les plus bombardées de France tant par les Allemands que par les alliés et détruite à près de 94%.
Pour ne pas déroger à la tradition mon oncle et ma tante possédaient l’une de ces sauriceries « Le Présent du Pècheur » connue comme la « maison Laurain » et qui était située rue Albert Lavocat.
J’ai donc, en partie, grandi dans l’odeur particulière de la fumée de hêtre et des bacs de salaison puisque j’étais le « neveu » de Pierre Laurain, donc le Patron.
Et à l’époque un Patron à Boulogne c’était quelque chose !
J’étais bien évidemment le chouchou des ouvrières
qui, sous des dehors bourrus, étaient fort gentilles.
Elles tentaient de m’éduquer en patois boulonnais qui est un Ch’ti très coloré au grand désespoir de ma tante.
Il était d’ailleurs plus ou moins prévu que je represse la succession et ma tante, Yolande, avait déjà plus ou moins arrangé un mariage avec la fille ainée d’un confrère de la profession.
Mais, en fait, le poisson et ses quelques contraintes c’était pas ma tasse de thé
et j’ai échappé à mon destin.
En parlant de poissons j’ai souvenir que des marins apportaient le matin à ma grand-mère et à ma tante, dans des paniers d’osiers, quelques beaux spécimen de la pèche de la nuit, des turbots ou des Saint Pierre encore frétillants ainsi que de nombreuses autres espèces bien vivaces à tel point qu’il fallait faire attention aux doigts.
Parfois l’un d’eux arrivait à sauter du panier et essayait de se débiner sur le carrelage de la cuisine ou du magasin et c’était une crise de fou rire pour essayer le le rattraper avant qu’il ne file sous un meuble d’où il fallait l’extraire, difficilement, avec un balais.
Ce qui m’a rendu malheureusement assez difficile dans l’achat du poisson bien mort et bien raide tel qu’on le voit habituellement sur les étals.
C’est mon oncle, Pierre Laurain, qu’on nomme toujours « Parrain » et qui avait, à l’époque une forte ressemblance avec le Belmondo de Borsalino, qui m’a initié, très jeune, aux subtilités du poisson cru.
Dans les années cinquante le sashimi n’étaitr pas à la mode mais, en bon boulonnais passionné de son métier, il avait remarqué que le poisson cru non fumé était aussi très savoureux et, en cachette, s’en enfilait un morceau ici ou là en passant près des tables où on levait les filets.
Certaines ouvrières très qualifiées et payées au rendement avaient un outil redoutable pour retirer la peau et en même temps le filet de hareng : un coup de dent bien placé et hop, après une traction sèche, le filet tout blanc était dans le bac.
On m’a bien dit de ne pas le répèter mais il y a prescription.
Et désormais toutes les anciennes sauriceries ont fermé et ont été remplacées par des usines ressemblant à des vaisseaux spatiaux avec leurs cosmonautes.

J’ai donc découvert grâce à lui la saveur inimitable du poisson cru : sardine, hareng, cabillaud, maquereau, saumon et thon ainsi que celle des « rogues » et les « laitances » quand les harengs étaient pleins.
Ce qui m’a évidemment incité, par la suite, il y a plus de trente ans, à confectionner moi-même sushis et sashimi à l’époque où manger du poisson cru vous menait, ou presque, à l’asile.
Mais revenons aux Welsh de ma grand mère.
Il s’agissait, simplement, de chester râpé, auquel on ajoutait de la moutarde, de la bière brune, de la sauce de Worcester en une pincée de piment de cayenne, le tout fondu, versé sur une biscotte ou du pain grillé et que l’on fait gratiner avant de servir soit « au naturel » soit « garni », avec un oeuf et une tranche de jambon, soit « complet » avec l’oeuf, le jambon et les frites.
De quoi calmer une petite faim avant d’aller affronter les embruns.
Et pour le Pouding (poudding, pudding…) chaque famille boulonnaise élargie aux environs, donc chaque grand mère, chaque tante, chaque cousine, chaque belle-fille et chaque grande soeur avait se recette « authentique », la seule possible toutes les autres étant des farces de parisiens, ou pires, recyclés Ch’ti.
Ma grand mère, Mammie, qui avait longtemps vécu en Angleterre, avait donc la sienne et était un peu considérée comme « hors concours » puisqu’elle venait d’en face.
« Lorsqu’on voit les côtes anglaises c’est qu’il va pleuvoir, lorsqu’on ne les voit pas c’est qu’il pleut » dit-on à Boulogne.
Boulogne c’est chez les « Ch’ti », car on y boit de la bière et qu’on y mange des frites.
Mais pas chez les « Ch’ti » du charbon, les « ventres rouges », de ch’nord car il y a la mer et les Anglais.
Et les Anglais, quand même, c’est pas les Polonais !
Et les Boulonnais sont assez fiers de cette lointaine parenté avec les Godons.

Et qu’on est à Boulogne, soit sur le Port, soit derrière les remparts.
Pour les frites, ma tante devait en servir à table à peu près midi et soir et trois cent cinquante jours par an.
Les quinze jours restant elle était en vacances en Italie à Riccione ou à Rimini et mangeait des pâtes al dente.
Et à l’époque on ne mangeait pas ses frites avec de ma mayo en tube ou du ketchup.
Mais avec du beurre.
Les Boulonnais aiment bien le beurre.
Le beurre bien jaune et qu’on rentre dans le placard et pas au frigo afin qu’il ait du goût, le goût du beurre.

Et le beurre on en consomme à Boulogne, plus encore que chez les Normands.
Avec le fromage, avec les harengs, avec le poisson, avec les pommes de terre, avec le jambon, avec la brioche et avec les frites.
Ma mère, Françoise, se souvenait toujours, effarée, des profondes traces de dents de la « Maman Marie » de Carly, dans le beurre tartinée sur la brioche, au beurre, du petit déjeuner.

Le lendemain de Noël, au matin, rien ne vaut une bonne tranche de poudding sautée dans du beurre et servi avec le café-chicorée.
Après le « Del Monico », ma grand mère, qui voulait se reposer, reprit un café, « l’Olympic », au « dernier sou », rue de la Porte Neuve.
Ce « dernier sou » était un carrefour où étaient jadis situés les estaminets où les marins qui remontaient du port vers leur domicile fouillaient dans leurs poches pour s’en jeter un dernier.
C’est à cause de cela que les payes furent versées mensuellement car la paye journalière était vite bue, la pente étant fort rude et les marins n’étant pas des montagnards !
Elle n’en continua pas moins à servir des Welsh et quelques plats à des clients assidus qu’elle réussissait à mettre dehors avant minuit.
Elle prit une retraite bien méritée rue de l’Amiral Bruix.

Le Welsh Rarebit comme à Boulogne

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