Les camps tragiques ou la mémoire évaporée
Il s’agit d’un article de 10 pages, comportant neuf photographies et deux illustrations, rédigé par un certain Guillaume Ducher pour le mensuel à grand tirage » Lectures pour Tous » de mars 1934 (1). Cet article décrit, avec force détails, la vie quotidienne dans le camp de concentration de Dachau.
Vous avez bien lu 1934 et non 1943. » Lecture pour Tous « , depuis la » Belle Epoque » et la » Grande Guerre » était, avec » L’Illustration « , l’un des mensuels les plus lus en France. Son tirage dépassait les 500 000 exemplaires. Il est donc difficile de prétendre, comme certains le font encore, que » personne ne savait » ou que » personne n’avait su » ou que » seuls certains savaient et n’avaient rien fait » et de persister à affirmer que la connaissance de l’existence même de ces camps de concentration et d’extermination date de 1942 ou de la Libération.
Il est statistiquement avéré qu’une revue mensuelle à grand tirage est lue, en moyenne, par quatre à six personnes. Dans le pire des cas deux millions de lecteurs, de toutes catégories sociales, de toutes professions, de toutes conditions et, surtout, de toutes confessions, donc de toutes religions, avaient donc lu cet article sur » Les camps tragiques « .
Probablement un peu plus. Ils l’avaient également probablement oublié. Lorsqu’ils s’en sont souvenu il était déjà trop tard. Soit ils étaient déjà dans un camp, soit ils préféraient éviter de s’y retrouver en se posant trop de questions. On décréta donc l’amnésie générale. Il est peut-être temps de regarder les choses en face et de retrouver un peu de cette mémoire évaporée.
(Taille originale 300 Ko) Précisons, en passant, que bon nombre de magazines politiques et historiques ont, avant cette publication sur Internet, été informés de l’existence de cet article mais qu’aucun d’entre eux n’a souhaité y consacrer ne serait-ce qu’un entrefilet. Aucun n’a même daigné répondre aux courriers qui leur ont été envoyé à ce sujet. Sans commentaire.
Quelques extraits significatifs :
Les sous titres :
- Aux prises avec les nazis
- Mystère et discrétion
- Un troupeau humain
- Sous bonne garde
- Des plaintes et des cris
- Vision d’enfer
Les extraits :
» L’existence des camps de concentration est un fait officiellement avoué et reconnu. Mais le mystère qui les entoure est toujours aussi grand et nul ne sait exactement ce qui s’y passe. Les rumeurs qui circulent sont si horribles que l’on hésite parfois à leur apporter créance. L’opinion publique si prompte à s’indigner s’est bientôt désintéressée de cette question faute de renseignement précis. Je suis pourtant en mesure d’affirmer qu’après un an de régime hitlérien, les camps de concentration allemands sont toujours aussi nombreux et soumis à un régime aussi cruel « . (page 4).
» Dachau est une modeste cité au nord-ouest de Munich, à une vingtaine de km de cette ville. Elle n’est guère remarquable que par le Dachauer-Moos, immense terrain marécageux qui l’environne et, depuis quelques mois, par son fameux camp de concentration « .(page 6)
» Il y a dans le camp deux mille cinq cents hommes environs. On les a rassemblé à l’occasion de notre visite et ils sont là devant nous, en bon ordre et au garde à vous. La première chose qui me frappe c’est qu’ils sont à peine vêtus. Déjà le directeur m’explique : vous avez devant vous deux députés au Reichstag (la plupart de leurs collègues » subversifs » étant internés au camp d’Oranienburg, près de Berlin), des éditeurs de journaux séditieux, des jeunes gens qui ont dirigé des mouvements marxistes, des avocats, des artistes, des médecins, des pacifistes ! Les uns sont des ouvriers, d’autres des paysans, beaucoup sont des bourgeois. La moitié est communiste. Deux cents sont juifs, en me montrant un groupe séparé des autres. Cents seulement sont d’authentiques criminels. Je regarde. La plupart de ces hommes sont dans la force de l’âge. Mais je distingue aussi des vieillards et de très jeunes gens qui n’ont pas plus de quinze ou seize ans. Comme un immense troupeau de bêtes pourchassées, ils sont tous réunis, misérables, figés dans un grotesque garde à vous dont je m’en veux d’être le prétexte. Invinciblement leur dos se courbe, leurs têtes tombent, leurs regards fixent le sol « . (page 7)
» Je remarque à l’écart de notre groupe un vieillard qui gesticule et parle tout seul. Ses gestes saccadés contrastent avec sa grosse tête et rasée de professeur, avec ses yeux bleus au regard de myope » « Merci d’être venu à moi, me glisse-t-il à l’oreille d’une voix courte et précipitée . Ce que j’ai à vous dire est trop affreux pour être entendu de personne. Quatorze d’entre nous ont été tués d’une manière horrible. C’est comme au moyen age. Ses yeux s’embuent de larmes derrière ses lunettes et ses mains que je serre tremblent dans les miennes. Je voudrais lui poser des questions, obtenir des détails. Mais déjà les autres se sont rapprochés. Je me borne à lui demander : » que faisiez vous avant ? » Il a tout de même un sourire d’orgueil pour me dire » Professeur de sociologie « … » (page 9)
» Un homme me montre à travers sa chemise déchirée des plaies à peine refermées. » J’ai été roué de coups, battu presque jusqu’à la mort et je suis resté quinze jours à l’infirmerie à me tordre et à gémir « . L’infirmerie est dans ces sinistres bâtiments de l’ancienne usine. On n’en parle qu’avec terreur. » Et là bas sont les cachots, ajoute un autre ; nous entendons parfois hurler dans la nuit, et les cris viennent toujours de ce coté « . Des mains se tendent. Je leur demande : » Que pouvons nous faire pour vous aider ? » – Nichts ! Il n’y a rien à faire pour nous aider. Ce Nichts amer est sorti de sa gorge aussi rauque qu’un cri de désespoir. Il ajoute » Ou alors se serait aussi terrible que je n’ose vous le dire « . Et il s’enfuit à longues enjambées « .(page 9).
» Il y a dans le camps un quartier réservé où sont parqués trente huit tuberculeux qui, privés de liberté de nourriture et de soins, n’ont d’autre issue que la mort lente devant eux. Je n’ai jamais vu spectacle plus horrible que celui de ces agonisants. Je n’oublierai pas de quel ton un grand garçon pâle, aux traits déjà marqués par la mort, m’a dit » Il vaudrait mieux nous achever tout de suite « . (page 10)
» Dachau a l’aspect de toutes les bourgades de Bavière. Rien n’indique la présence, si proche, du camp de concentration et de ses horreurs . Le voisinage des détenus n’influe pas sur la bonne humeur des Bavarois qui vivent là, tranquilles et heureux pourvu qu’ils aient de la bière bonne et pas trop chère. Mais de cette petite brasserie bruyante et enfumée où je m’étais réfugié, ma pensée se reportait invinciblement sur les malheureux prisonniers du camp de concentration. Et bien souvent la vision de cet enfer a passé devant mes yeux. J’imagine quelle doit être la longue succession des jours avec son cortège de privations, de mauvais traitements et de travaux serviles pour ces prisonniers qu’on veut amener à se renier eux mêmes . Et quand je revois la porte du camp de Dachau, je crois y lire les mots que Dante plaçait au seul des enfers : » O vous qui entrez, laissez toute espérance » (Page 10).
(1) Document issu de la bibliothèque personnelle de Georges Charles, alias » Marsouin « , du Réseau Pat O’Leary (Les Frères de la Côte avec Norbert Fillerin) depuis 1941 puis du Réseau Alliance).
« Le 4 décembre dans la soirée, à Lille, est arrêté Georges Charles quin appartient au réseau « Alliance » depuis avril 1941. Il faisait également partie du service secret anglais. Ce Boulonnais qui connaissait le travail d’opérateur radio ne put fuir lorsqu’il fut appréhendé. Il avait pris comme nom de guerre « Marsouin ».
Il apparait qu’il a également appartenu au « réseau F2″. Il sera fusillé dans la cour du fort de Bondues le 16 janvier 1944 ». Le Boulonnais dans la tourmente (Guy Bataille). Décret : La Médaille militaire est décernée au militaire dont le nom suit : Charles Georges F.F.C. « Engagé volontaire de la guerre 1939 1940, entre comme volonntaire au service de renseignement Alliance en 1941 en qualité d’agent de liaison et de recherche de renseignements. Dans ces fonctions s’est signalé par une très courageuse activité, effectuant des liaisons interzonnes et transportant des courriers militaires et des postes émetteurs, en particulier dans la région de Boulogne sur Mer.
Arrêté par la Gestapo en plein travail, a été fusillé au fort de Bondues le 16 janvier 1944 après jugement par le tribunal militaire de Lille. » Cette concession comporte l’attribution de la Croix de Guerre avec Palme. Fait à Paris le 20 août 1946. Signé De Gaulle. Fusillé le 6 janvier 1944 au Fort de Bondues (Nord) après avoir été pris les armes à la main lors de la réunion clandestine du 4 décembre 1943 de Lille, dont le lieu, la date et l’heure avaient été communiqués aux autorités d’occupation, probablement dans le cadre de l’Opération Fortitude.
Roger Gaston, opérateur radio, alias » Balbuzard « , son beau-frère qui n’assistait pas à cette réunion fut simultanément arrêté à son domicile de Boulogne sur Mer et déporté à Dachau et Flossenburg dont il revint.
Patrick O’Leary Marseille 1941