Zheng ming : Rendre aux mots leur juste valeur. (1e partie, métaphysique et philosophie)

Par Zhen Ya

« Quand il ne sait pas de quoi il parle, un homme de bien préfère se taire. Si les mots sont incorrects, on ne peut tenir un discours cohérent. Si le langage est incohérent, les affaires ne peuvent se régler. Si les affaires sont laissées en plan les rites et la musique ne peuvent pas s’épanouir. Si la musique et les rites sont négligés, tout le reste va de travers et dans ce cas les peines et les châtiments ne sauraient frapper juste. Si les châtiments sont dépourvus d’équité, le peuple ne sait plus sur quel pied danser. Voilà pourquoi l’homme de bien n’use des mots justes que s’ils impliquent un discours cohérent et ne tient de discours que s’il débouche sur la pratique. » Kong Zi

Bien des mots de nos jours n’ont plus guère de sens et sont employés à la gribouillette sans souci d’étymologie avec une tendance à ‘faire de la phrase’ et à ‘en mettre plein la vue’ à des gens qui se préoccupent plus souvent de sentiments ou d’émotions que d’idées réelles. Ainsi les mots s’enchaînent formant de belles phrases ne voulant souvent rien dire ou (pire encore si cela était possible) laissant la place à des suggestions qui, sous des formes variées, manipulent inconsciemment la plupart des gens bien-pensant. L’utilisation de ces mots en slogans publicitaires ou politiques n’en est que la partie la plus visible et probablement pas la plus insidieuse.

Nous allons tenter de rectifier le sens de quelques mots choisis en fonction de leur utilisation fréquente, abusive et erronée. Cela nous entrainera probablement vers des digressions, car le sujet est vaste et ne saurait simplement être circonscrit par un retour à l’étymologie.

« Les oiseaux quittant la vallée profonde, vont se poser sur les grands arbres. » Meng Zi

« On ne passe des ténèbres de l’ignorance à la lumière de la science que si l’on relit avec un amour toujours plus vif les œuvres des Anciens. » Pierre de Blois

« La pensée elle non plus, ne mène qu’exceptionnellement au point suprême, elle rend même la plupart des gens plus superficiels et plus matériels qu’ils ne le seraient devenus, s’ils ne pensaient pas. » Hermann Von Keyserling

Dans le cadre des pratiques qui nous occupent principalement, la difficulté est encore plus grande car les mots ou les noms dont il s’agit sont soit des termes étrangers (Inde, Chine) qui sont utilisés avec une certaine approximation (voire une totale mauvaise foi), soit des traductions qui, pour n’être pas toujours fantaisistes , relèvent de notions très éloignées de la pensée occidentale moderne. Les termes qui s’appliquent à un domaine comme celui de la religion ne s’appliquent pas toujours très bien à celui de la métaphysique propre à l’Inde ou à la Chine. D’où des erreurs de la part des traducteurs et la confusion qui s’ensuit pour le lecteur. Sans parler des partis-pris idéologiques de la part des uns et des autres. Et ce, dans la mesure où ceux-ci savent de quoi ils parlent. Ce qui n’est malheureusement pas toujours le cas. La difficulté dans ce domaine (et si c’est le cas dans une pratique psychocorporelle, on doit pouvoir se rendre compte de ce que cela représente dans le domaine ‘spirituel’) est d’envisager la chose de l’intérieur et non comme un touriste qui voit défiler le paysage depuis le bus climatisé. C’est-à-dire de la vivre réellement, de l’être…

zm1bA cela s’ajoute les difficultés de transcriptions des langues susdites, si le gong fu wu shu commence à être traduit à peu près correctement, sa transcription est souvent kung fu. Certes, ce n’est pas très important, cela pourrait cependant faire comprendre que ce gong est le même que dans qi gong. Mais ni les amateurs de coups de pieds en rafales, de compétitions et de ceintures de toutes les couleurs, ni les néo-spiritualistes, mystico-gélatineux chuchotant et mous n’ont la moindre envie de voir un tel rapprochement se faire entre leurs pratiques respectives.

Nous avons employé le mot de religion, car, outre le fait que les premières traductions des textes classiques depuis le 17e siècle aient été souvent faites par des jésuites et sont orientées par la formation de ces derniers, la matière même de ces textes relèvent de la métaphysique (en particulier chez les auteurs classiques taoïstes et néo-confucianistes, mais aussi dans les traités du xingyiquan et du taijiquan, les écrits de Sunlutang pour la ‘boxe’ interne et l’on pourrait trouver de nombreuses référence à la métaphysique dans les écoles traditionnelles externes, donc bouddhistes, de la Chine classique ; sans parler de l’Inde où tout ce qui est ‘orthodoxe’ est métaphysique) et la religion est, sous un certain rapport, ce que l’homme moderne dispose comme ‘point d’appui’ pour concevoir les notions de cette sorte. Les religions authentiques traduisent des réalités métaphysiques d’une façon certainement amoindrie mais qu’il est bien difficiles de trouver ailleurs dans la civilisation actuelle ; la religion est l’aspect exotérique d’une tradition ; ainsi dans l’Islam qui est la tradition dans laquelle ces deux aspects sont le plus visibles, la religion (exotérique) est la sharia (la grande route) qui comprend l’aspect social et législatif et la spiritualité (ésotérique) est la haqiqa (la vérité intérieure), la première étant la règle d’action, la seconde étant la connaissance ainsi que les moyens pour y parvenir (tariqua, le sentier, la voie), ce que nous appelons le Soufisme.

Il nous faut maintenant préciser ce que recouvre ce terme de ‘métaphysique’. Elle est en soi inexprimable et on peut tenter de l’approcher, non de la définir. Comme le dit Lao Zi à propos des ‘adeptes’ de la Voie, « on ne peut que décrire leur allure » (Laozi 15). Elle est la connaissance des principes d’ordre universel, traite de l’Absolu, de l’Immuable. C’est ce qui est au-dessus de la physique au sens où l’entendaient les anciens grecs, c’est-à-dire au-dessus de toutes les sciences de la nature (physis), donc de la manifestation. Elle est donc supra- rationnelle. D’après ce que nous venons de dire, on comprendra aisément que la métaphysique se retrouve, sous des formes distinctes évidemment, dans toutes les traditions et qu’elle est l’expression de le Vérité qui, par définition, est unique (n’en déplaise aux amateurs forcené du relativisme, nous en reparlerons plus loin). En occident, jusqu’au moyen-âge, par le biais des musulmans et des continuateurs de la Grèce (alexandrins, scolastique), il existait encore une notion de métaphysique, presque toujours reliée à la religion chrétienne, c’est vrai. A partir de la soi-disant Renaissance et de la Réforme, la régression a été croissante. C’est-à-dire de façon proportionnellement inverse au ‘progrès’ technique.

Après ce rappel sur la métaphysique, nous pensons qu’il serait bon de parler de la philosophie que certains (dans le meilleur des cas) ont tendance à confondre intentionnellement ou par ignorance. Nous disons ‘dans le meilleur des cas’, car, le plus souvent on en fait plus la moindre mention (« si on en parle pas, ça n’existe pas. » Elvis Graton). Alors que la première traite de l’Universel et de l’Immuable par le biais de l’intuition intellectuelle et au moyen de la synthèse, la seconde fait preuve d’érudition relevant principalement de la mémoire et utilise la pensée analytique et discursive. L’intuition intellectuelle évoquée ci- dessus est la faculté transcendante de l’individu sans laquelle il serait impossible d’accéder à la métaphysique, bien entendu fort différente de l’intuition de Bergson dont nous reparlerons plus loin. .

« Le vide ne peut pas être estimé pour lui-même. Il est estimable pour la paix qu’on y trouve. La paix dans le vide est un état indéfinissable. On arrive à s’y établir. On ne la prend, ni ne la donne. Jadis on y tendait. Maintenant on préfère l’exercice de la bonté et de l’équité, qui ne donne pas le même résultat. » Lie Zi 1/L

Nombreux sont ceux qui admettent qu’il n’y a pas de philosophie en Chine. La philosophie parle grecque apprend-on à l’école. Certes, et tant mieux vu ce que l’on en a fait. En Chine comme en Inde il s’agit de métaphysique (cf. ci-dessus). Comme nous le disions précédemment, la pensée intellectuelle subit une régression progressive à partir du moment où la ‘science’ et la technique se développèrent. Il s’agit là simplement d’une manifestation d’un aspect de la loi du yin et du yang. Esprit et matière s’opposent tout comme l’énergie et la forme dans le dao yin (cf. l’édito de Georges Charles sur les anti-lumières). Par contre (nous pourrions dire parallèlement mais leur développement loin d’être parallèle est en réalité dépendant l’un de l’autre), la philosophie, où ce que l’on entend par là, car ‘l’amour de la sagesse’ est bien loin de ses considérations, prit aussi une formidable ampleur. Depuis, les théories se suivent les unes les autres au gré de la fantaisie de leur ‘inventeurs’, s’affrontent quelques temps avant d’être remplacées par d’autre toujours plus fumeuses et inconsistantes.

« La plus grande et peut-être la seule utilité de toute philosophie de la raison pure est après tout, exclusivement négative, puisqu’elle est, non seulement un instrument pour étendre la connaissance, mais une discipline pour la limiter » Kant Critique de la raison pure.

Nous ne pouvons songer ici à entrer dans le détail des différents ‘courants’ philosophiques qui se sont succédé ni même de résumer l’histoire de la philosophie en occident. Nous essaierons cependant de montrer un certain enchainement des choses depuis Descartes que l’on considère (à plus ou moins juste titre) comme le père de la conception mécanique de l’univers et du rationalisme. Il faut remarquer qu’une tendance similaire avait vu le jour en Grèce vers l’époque de Socrate, les grecs étant, sous bien des rapports, les précurseurs de la pensée moderne où l’esthétisme, le moralisme et le sentimentalisme dominent, mais cette tendance était restée contenue faute de circonstances favorables pour se développer.

Le rationalisme est le dogme de la suprématie de la raison, donc la négation de ce qui est supra-rationnel. La science qui est l’outil de la raison (maintenant elle est même devenue l’outil, ou l’esclave de l’industrie, ce qui est encore une preuve de la domination de la matière sur, non plus l’esprit, mais la raison), nie aussi ce qui la dépasse ; pourtant il est singulier de remarquer que de nombreux ‘scientifiques’ que l’on devrait nommer scientistes, se retrouvent pris dans le piège des sectes qui sont une des formes modernes du néo- spiritualiste, mais nous reviendrons là-dessus dans la troisième partie de cet article. La raison avant Descartes, loin d’être niée dans les civilisations traditionnelles, avait sa place et se tenait sous l’esprit (ou l’intellect pur). C’est le mana de la tradition hindoue qui est de même racine que le mot mental représentant les facultés liées au savoir dont la principale (faculté) est la raison. Dans cette même tradition l’intellect pur est représenté par le soleil et la raison par la lune. Celle-ci ne faisant que refléter la clarté de celui-là (cf. le ‘mythe’ de la caverne de Platon). Il y a bien entendu une hiérarchie des facultés humaines, nous ne pouvons exposer ici tout ce dont il s’agit, mais rappelons la pratique des 12 portes 13 postures du Ling Bao Ming : Trois foyers correspondant au jing (substance), au qi (énergie) et au shen (esprit), ces trois foyers eux-mêmes divisés en trois parties, qui, pour le foyer supérieur sont reliées au psychisme (en bas), au mental (au milieu) et à l’intellect pur (en haut).

Par la suite, les philosophies se sont multipliées soulevant plus de questions qu’elles n’en résolvaient le plus souvent du fait que ces questions étaient mal posées ou tournaient autour d’arguties sans portée réelle à la façon de certains dialogues de Socrate.

Le mot matérialisme est inventé par Berkeley (18e siècle), mais il faudra attendre un peu pour que ce mot prenne le sens philosophique qu’on lui donne depuis, qui caractérise une conception selon laquelle il n’existe rien d’autre que la matière et ce qui en procède. Le positivisme d’Auguste Comte, père de la sociologie qui est l’étude, ‘la science’, de ce qui est continuellement changeant et sans principe ; Comte qui d’ailleurs tenta d’instaurer une religion de l’Humanité, ce qui est un exemple flagrant de pseudo-religion et de son ignorance de ce qu’est réellement une religion. L’agnosticisme de Huxley (notons que cette théorie est différente du scepticisme) où, pour la première fois dans l’histoire de l’humanité l’ignorance est posée en dogme. En réaction au rationalisme l’intuitionnisme de Bergson et le pragmatisme de William James. A propos de la première de ces deux tendances, il faut redire que l’intuition dont il question est complétement autre que l’intuition intellectuelle dont il a été question plus haut : En effet, quand celle-ci est supra-rationnelle, celle-là est infra-rationnelle ; elle est proche de l’instinct et du subconscient et ‘tire’ donc l’homme vers le bas plus qu’elle ne l’élève. (Soit dit en passant, Bergson était proche du milieu théosophiste dont nous reparlerons plus loin). Cette contestation de la prédominance du rationalisme, en cherchant plus bas que la raison, ne devait pas mener bien loin. Quant à la seconde, c’est la réduction de la notion de vérité à son utilité, tendance qui marque fortement la mentalité contemporaine. James qui d’ailleurs proposait de se relier au divin par le biais du subconscient grâce à ce qu’il appelait ‘l’expérience religieuse’. C’est là encore la tentative (vouée à l’échec) d’aller vers le haut en prenant le chemin du bas (l’infra-rationnel).

Il est remarquable de constater que ce matérialisme, car c’est bien de cela dont il s’agit dans tous les cas, sous ses différentes formes a fini par se rapprocher du capitalisme outrancier de la société de consommation telle que nous la connaissons aujourd’hui. Il est surprenant de voir des individus s’élever contre celle-ci tout en semblant défendre celui-là. Il serait probablement très intéressant d’étudier ce qui semble être des suggestions collectives qui influent sur les pensées de toute une population (c’est peut-être ce qu’à une époque le nazisme avait réalisé sous une forme un peu plus directe).

En rapport direct avec ce qu’il vient d’être dit, il nous reste à évoquer une tendance tout aussi anti-traditionnelle qui prend de nombreux visages dont certains, de nos jours, paraissent fort sympathiques. Il s’agit du naturalisme. Affirmer que l’objet unique de la connaissance est l’explication des phénomènes naturels est bel et bien réduire l’esprit à la raison. Cela a été le cas dans une certaine mesure avec Bacon (cf. le ternaire Deus, Homo, Natura et sa correspondance avec Ciel, Homme, Terre de la tradition chinoise ainsi que son rapport dans l’ordre microcosmique avec Esprit, Ame, Corps), avec Charles Dupuis qui, dans son abrégé de l’origine de tous les cultes confond le symbole et le symbolisé, erreur courante de la tendance naturaliste, cela a été aussi le cas avec Comte dont nous avons déjà parlé et sa théorie des trois états. Les nombreuses pollutions intellectuelles mêlées aux mauvaises interprétations, comme par exemple celle qui a consisté à voir du ‘naturalisme’ dans la culture amérindienne, ont contribué à répandre un climat naturiste (c’est ainsi qu’on désignait cette tendance avant de l’appliquer à des personnes se promenant nus) qui finit par déboucher dans l’esprit de beaucoup de nos contemporains, dans le fait de manger bio, de respecter la nature et de veiller à trier les déchets. C’est-à-dire d’être écologiste et citoyen responsable. Comme nous le disions plus haut, loin de s’opposer au matérialisme, cela n’en est qu’une forme dérivée. Mais cela, comme l’anthropomorphisme qui est souvent mêlé à ces conceptions, nous entrainerait trop loin et nous devons laisser pour plus tard de telles explications.

Dans la deuxième partie de cet article nous aurons l’occasion de traiter principalement du bouddhisme et de certains termes qui gravitent autour de cette tradition.

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