La bienveillance comme vertu essentielle

par Georges Charles

Le chapitre 38 (XXXVIII pour compter en latin !) du Daodejing (Tao Te King ou Tao Tö King) attribué à Laozi (Lao Tseu) nous explique :

« Ainsi, après la perte du Tao vient le vertu ;
après la perte de la vertu vient l’humanité ;
après la perte de l’humanité vient la justice ;
après le perte de la justice vient la politesse…
Philosophes taoïstes traduction Liou Kia-Hway La Pléiade NRF Gallimard

ou :

Ainsi la Voie perdue on eut la vertu
La vertu perdue la Bienveillance
La Bienveillance perdue la Justice
La Justice perdue le Bel Usage
Lao Tseu Traduit par Claude Larre (coll. GC)

Et :

« C’est pourquoi si on perd le Dao on devient un homme de vertu.
Si on perd la vertu on devient un homme de bienveillance pour son prochain.
Si on perd la bienveillance on devient un homme de justice.
Si on perd la justice on devient, ensuite, un homme de politesse… »
Henning Strom Editions You Feng

Ou encore :

« C’est pourquoi si le SENS est perdu, de même la vie,
si la VIE est perdu, l’amour est perdu,
si l’amour est perdu la justice est perdue,
si le justice est perdue, la coutume est perdue… »
Tao Te King Richard Wilhelm et Etienne Perrot – Librairie de Médicis

Et l’on pourrait continuer ainsi longtemps au fil des traductions et au fil du courant jusqu’au bout de la nuit. Et donc se laisser quelque peu embarquer.

Passons pour le Tao ou Dao qu’il ne vaut mieux pas tenter de traduire. Essaie-ton de traduire Dieu ou Ciel ou « autre chose, encore « ?

Pour la vertu, minuscule ou majuscule, le Te ou de De de Daodejing ou de Tao Te King ce n’est pas une traduction qu’il convient mais une explication. De (de ou te ou Te…) dans l’esprit du contexte c’est simplement l’efficace. C’est la vertu du Prince de Machiavel ou de la plante médicinale. C’est, comme on disait autrefois la « vertu des simples ». Une plante est simplement efficace, et non pas vertueuse, parce qu’elle peut vous soigner, ou du moins vous soulager si on en connait le principe actif, la vertu. Je dis non pas vertueuse car il existerait alors des plantes vicieuses ou perverses (de per versus : à côté de la règle). La vertu est droite et non tordue ou gauche. Mais il n’est nullement question là dedans de bien ou de mal. Le Daodejing, ou Tao Te King est, justement le traité (king ou jing) qui rend le Tao efficace ou, du moins, comme la plante médicinale « plus efficace encore ».

En effet, la plante est « simplement efficace »et n’a pas à se justifier comme dans cette écologie de salon ou de laboratoire pharmaceutique « où il est dommage qu’une plante disparaisse car elle aurait pu soigner une maladie… ». (Cf. JM Pelt !) Il est dommage, et pire que ça, que la plante disparaisse. Point. Elle n’a pas à se justifier et n’a même rien à foutre du nom latin dont on l’affuble pour en tirer profit après avoir déposé un quelconque brevet.

Elle est et cela suffit. C’est simple.

Concernant Jen ou Ren, il peut être, en effet, question d’humanité. Avec une majuscule, ou même deux, L’Humanité c’est un journal que l’on vend le matin d’un dimanche comme l’affirme la chanson. Avec une minuscule cela se réfère à l’humain, au genre humain. On a beau être résolument optimiste on sait que ce qui est humain, comme ce qui est universel, d’ailleurs, est souvent limité à ce qui est très proche et l’histoire, même assez récente, prouve s’il en était besoin que cette humanité peut être remise en cause par décret. On est humain un jour et moins le lendemain. On peut donc tout à fait être bienveillant envers ses proches, ses congénères, et malfaisant envers ceux que l’on juge différents pour différents critères, couleur, religion, appartenance à un groupe ethnique…

Dans ce cas les « humains »qui se considèrent évidemment comme des « surhommes »peuvent faire preuve d’une grande humanité entre eux et d’une totale inhumanité envers celles et ceux qu’ils jugent différents. C’est pourquoi la bienveillance, qui s’exerce vis à vis de tous est supérieure à l’humanité qui peut ne s’exercer qu’au profit de quelques uns.

Il est donc simplement question d’élargir cette bienveillance non seulement vis à vis des humains mais, aussi, et surtout vis à vis de tous les êtres et de toutes les choses. Dieu n’a pas seulement créé l’homme à son image. Par provocation nous disons qu’il a AUSSI créé la femme et, accessoirement les animaux, les oiseaux, les poissons, les cailloux, la terre, le ciel, la lune et les étoiles et tout un bataclan que nous nommons, faute de mieux, l’univers (on peut même lui coller une Majuscule !). Qui est, rappelons le au passage, « une chiure de mouche sur la sandale du Bouddha ».

Histoire de remettre les choses dans leur juste dimension par rapport, justement, au Tao. Passons sur la justice qui, comme le rappelait Clémenceau, est au droit ce que le bordel est à l’amour. Il n’y a pas de justice !

Préférons à celle-ci l’équité. Qui consiste « A rendre à César ce qui est à César ET à chacun ce qui lui est du « . La deuxième partie de la proposition originelle étant passée à la trappe. Ce qui permet, évidemment, d’oublier le « chacun »qui est vous ou moi et non César et de ne pas procéder équitablement. Il faudrait, comme les légionnaires romains, demander justice mais on revient alors non pas à César mais à Clémenceau. La justice c’est le bordel.

Après on a évidemment beau jeu de se faire des ronds de jambe et « de la belle usage ». Tant que l’on ne nous oblige pas à la plume dans le fondement. Mais il suffit de regarder l’évolution constante des contraintes de l’utilisation de l’automobile pour comprendre que l’on n’en est pas loin.

Mais revenons à la bienveillance.

Voici ce que Matteo Ricci (Le sens réel du Seigneur du Ciel – Les Belles Lettres ), prenant référence sur les Classiques de la Chine et sur Confucius (Kongzi) nous en dit

« Il existe différentes catégories de vertus et je ne peux les énumérer toutes, mais je voudrai à présent vous parler de la principale, à savoir la bienveillance. Quand vous aurez compris ce qu’est la vertu principale, alors les autres vertus suivront. »

XuGuangqi 2Paolo Xu Guangqi (1562 1633) disciple de Matteo Ricci

« Certains disent, de fait, que la bienveillance est une extension de soi-même vers autrui. Le bienveillance c’est aller vers autrui. La justice (Yi) demande de traiter avec respect les personnes âgées et les aînés. Mais dans les deux cas il est nécessaire de distinguer soi-même et autrui sinon le principe de bienveillance et de justice disparaît. La bienveillance, en sa perfection, oriente vers ce qui est loin et non ce qui est près…

La grande tâche de la faculté d’intelligence concerne la justice ; l’essentiel de la faculté de volonté c’est la bienveillance. Ainsi l’homme de bien s’attache à la justice et à la bienveillance. Les deux facultés sont absolument complémentaires. C’est seulement après que la faculté d’intelligence a compris que la bienveillance est une bonne chose que la faculté de la volonté désire se maintenir en elle. Lorsque la faculté de volonté aime la vertu de justice, la faculté de l’intelligence étudie et recherche la justice. Mais puisque la bienveillance est la perfection de la justice quand quelqu’un est rempli de bienveillance, sa faculté d’intelligence es est plus pénétrante. C’est pourquoi l’homme de bien s’attache principalement à cultiver la bienveillance. La bienveillance, la plus noble des vertus, exige la pratique. On ne se l’approprie pas par la force. Pour les hommes éminents c’est la plus haute valeur ».

Il convient donc de pratiquer la bienveillance ne serait-ce que pour cultiver l’intelligence.Ce qui implique que les malfaisants en sont généralement dépourvus ou que cette bienveillance est restreinte à leur proches et à leurs semblables. Ricci, en tant qu’ecclésiaste, entame une discussion sur l’opportunité d’élargir cette bienveillance :

« La vertu de bienveillance est précisément la plus noble parce qu’ elle vise le Souverain Suprême .
Deux commandements permettent de sonder le contenu de la bienveillance : « Aimer le Seigneur du Ciel par dessus tout et aimer son prochain comme soi-même ». Si vous suivez ces deux commandements toutes vos actions sont parfaites. D’ailleurs ces deux commandement n’en sont en fait qu’un seul. Si quelqu’un aime sincèrement une personne, il aime aussi ce que cette personne aime ».

Comment, dans ce cas, ne pas revenir à Wang Yang Ming et élargir encore cette bienveillance à « autre chose encore ». Comment ne pas aimer ce que le « Souverain Suprême »aime puisqu’il l’a créé ? Comment ne pas élargir cette bienveillance aux êtres et aux choses aimées par ce « Souverain Suprême »? Lorsqu’on demande à Confucius ce qu’est le Ren (bienveillance) il répondit, quelques siècles avant Jésus Christ :

« Ce que tu ne voudrais pas que l’on te fasse, ne l’inflige pas aux autres ». (Entretiens XII 2).

Qui sont ces autres ? Est-ce que ce sont ses semblables, dans ce cas il ne s’agit plus de bienveillance mais de l’amour de soi, ce qu’on nomme « amour propre ». Si « la bienveillance, en sa perfection, oriente vers ce qui est loin et non pas vers ce qui est près »il faut donc pouvoir ne pas se limiter au genre humain. Il faut donc élargir le principe d’humanité.

Il faut « être humain »non seulement envers ses semblables, ce qui est déjà un premier pas vers l’humanité, mais aussi envers les animaux, les plantes, la nature et ses composantes ce qui, évidemment fait bondir les intégristes de tous poils et de toutes confessions. C’est généralement à ça qu’on les reconnaît. Mais bienveillance ne signifie pas, non plus, amour inconditionnel et inconsidéré puisque la vertu qui est complémentaire est la justice, du moins l’équité et dans une certaine mesure l’intelligence. L’intelligence n’est pas la bêtise et il n’est pas question de mettre sur le même plan un être humain et une tuile que l’on découvre dans un champ.

Wang Yang Ming ne s’y trompait pas et lorsqu’il propose que la bienveillance puisse s’étendre « au fils de son ennemi, aux animaux que l’on va égorger dans un abattoir, à l’arbre que des bucherons vont abattre et même à la tuile qu’on retrouve dans un champ »il demande simplement à ce qu’un peu de bienveillance puisse être respectée dans ce monde de brutes et à agir en toute conscience et non mécaniquement.

Joseph Needham de Cambridge rappelle dans son ouvrage :

« La tradition scientifique chinoise -Collection Savoir Hermann « que ce principe de bienveillance, contrairement à l’image d’Epinal du mandarin chinois véhiculée en Occident, a toujours été le moteur principal de l’administration impériale, donc confucéenne et que « Il peut y avoir quelques vertus dans les médicaments de Confucius, de même qu’au dix huitième siècle lorsqu’une traduction latine des classique révéla à un monde étonné l’existence d’une morale sans recours au surnaturel et une grande tradition de culture qui n’était pas basée sur la doctrine pessimiste du péché originel ». Il ajoute « L’expérience millénaire chinoise de la bureaucratie a également beaucoup de rapports avec nos inquiétudes actuelles.

L’humanisation de la démocratie est probablement le plus grand problème de la civilisation moderne (rien que ça ! note de GC)…Je voudrais pouvoir espérer que les bureaucraties de l’avenir fonctionneront avec autant de véritable humanisme (…donc de bienveillance note de GC) qu’une bonne administration municipale des Tang ou des Song. C’était des temps où des poètes comme Su Dong-Po et Bai Ju-Yi et des savants comme Shen Gua étaient des fonctionnaires ».

Et il ajoute:

« Rien ne manque si ce n’est la bonne volonté. La bonne volonté est de traiter les gens ordinaires (les sans-dents note de GC) avec sympathie et compréhension (donc avec bienveillance note de GC) , et aucune dépense d’équipement ne sera gaspillée si elle se rapproche de ce but. C’est la paix sur terre, promise par l’Evangile, et celui qui placera d’abord les besoins réels du peuple réel, bénéficiera de cette paix ».

Et il conclut :

« Si le monde occidental a renié toute religion osera-t-il vraiment renier la morale de la même façon ? Peut-être que le monde a-t-il plus que jamais besoin de Confucius et de Laozi ».

Et ce qui rapproche et unit Confucius et Lao Tseu c’est simplement la bienveillance.