Dick Rivers et le Kung-Fu

Georges Charles

L’autre jour Augustin Trapenard dans son émission Boomerang sur France-Inter recevait Dick Rivers.

Pour celles et ceux qui ne s’en souviendraient pas, Dick Rivers est un Rocker. Un vrai. Avec visage en lame de couteau, nez en pied de marmite, perfecto à clous et banane à la Franck Margerin. On l’imagine débarquer en mob et en santiags dans le studio. Au début il énerve mais finalement il est sympa. Le Daodejing (Tao Te King XV)  préciserait « entier comme le bois brut ». Il est d’une pièce et, finalement, depuis les années soixante et les « Chats Sauvages » il n’a pas changé. Audiard, entre-autres, affirmait « Bienheureux les fêlés car ils laissent passer la lumière ». Dick Rivers est entier mais, nécessairement, un peu fêlé. Et il envoie de la lumière.

Finalement on aurait un peu la trouille de se retrouver ébloui en face de l’un de ses anciens confrères qui ont bien réussi, comme Johnny (dont je viens d’apprendre qu’il vient de nous quitter ce six décembre ! Là haut ça va gravement changer de musique avec la version rock du Requiem de Fauré et les anges vont se retrouver en Perfecto et en casquettes cloutées !) ou  Monsieur Eddy, mais on inviterait bien Dick au resto pour profiter un peu de son éclairage. Pas besoin de lunettes noires. Il expliquait comment il était tombé dedans quand, avec son père, il se rendait dans une base US de la côte où il découvrit le cheesecake et le hot-dog. Et aussi le King Presley. Et probablement les ancêtres des Rockers. Et comment il fit un voyage aux states, dans les années soixante. Initiatique.

Insigne du ShapeEt là j’ai pris un choc dans la poitrine. Parce que Dick Rivers il racontait aussi mon histoire. Ma tante, donc la sœur de ma chère maman, Paix à leurs Ames, après avoir tâté du légionnaire qui sentait bon le sable chaud, avait sauté sur une mine à Dien Bien Phu et avait mal tourné, s’était remariée avec un officier des transmissions de l’Armée Américaine qui répondait au nom de Donald William Shavwer, donc de « Don ». Et qui résidait à la base américaine du SHAPE, au « Camp des Loges » à Saint Germain en Laye. Il était chargé, notamment, de la sonorisation du Mess des Officiers. Ma tante était employée au Shape comme standardiste bilingue. Et adorait danser. Elle était d’ailleurs experte dans les claquettes. Le Shape avec plusieurs milliers de GI et leurs familles c’était l’Amérique en France.

Base aérienne, centre commercial Sear’s Town, cafeterias, bagnoles US comme des paquebots, tout le monde en jeans et basquettes, chewing-gum et American way of life pour les dames avec bigoudis et chaussons roses à fourrure-pompon sans oublier le fume cigarette et les cheveux peroxydés à la Marlène. A l’époque du prisunic et de la Panhard en France. Don et Marie Thérèse se sont donc rencontrés lors d’une soirée musicale dansante. Il fallait bien quelques loisirs à nos militaires mariés et célibataires. A l’époque US Gouv. ne lésinait pas sur la marchandise puisqu’il faisait venir à grand frais des vedettes américaines.
 Elle se posaient généralement le jeudi soir et repartaient le lundi dans la journée. Incognito. Don se chargeait de la sono. Ce qui ne l’empêchait pas, en prise directe, donc en douce, d’enregistrer les vedettes sur son magnéto Grundig évidemment à leur insu. Belle collection de bandes magnétiques ! Pour donner une idée Franckie Sinatra, Gino Martino alias Dean Martin, Sammy Davis Jr, Harry Belafonte, Johnny Mathis, Pat Boone, Nat King Cole et The King Presley se sont produits au Mess du Shape.

Ecole primaire au SapePour Presley aucune de ses biographies ne précise le fait. Il s’est bien produit une fois en France mais sur le territoire US du Shape. Cela même Dick Rivers l’ignore ! Sans parler un nombre invraisemblable de formations de Jazz et d’orchestres de baluche avec cuivres. Les formations de « swing ».  Quoi qu’il en soit si nous n’étions pas invités à ces soirées nous avions, grâce à la tante Marie Thérèse et à l’oncle Don la possibilité de venir passer la journée du samedi et de faire nos courses à la base. Ce que nos faisions en famille.

Jusqu’à l’âge de douze ans, moment où De Gaulle mit à la porte nos chers alliés, j’ai donc passé une partie de mes week-end à profiter des largesses de l’Oncle Sam. Et je pouvais expliquer à mes copains ébahis que j’avais mangé du « chien chaud » et bu une espèce de pschitt noir qui se nommait Caca Lolo, ou un truc comme ça, ils ne me croyaient qu’à moitié. Heureusement l’Oncle Don venait, de temps à autre, me chercher, en uniforme, à la sortie de l’école. Ce qui clouait le bec aux sceptiques. Pour un peu on m’aurait appelé « le Ricain ». Désolé pour les historiens de la grande distribution mais j’ai donc fréquenté les hyper marchés et Mac Trucmuche quelques années avant qu’ils ne s’implantent officiellement en France.

Plusieurs années plus tard, en 1969, année érotique suivant Gainsbourg et Birkin, j’ai eu l’occasion de séjourner une année aux States dans le cadre de mes études de commerce. Il fallait que j’y bosse toute l’année et dès que j’ai obtenu, assez facilement à l’époque, ma carte verte, j’ai postulé pour un poste dans une grande chaine d’hôtels. Mais le manager m’a demandé de me raser la moustache en prétextant qu’elle me donnait un genre. Je lui ai évidemment demandé lequel et je me suis fâché. Finalement j’ai trouvé un job de répétiteur (adjoint coach) de Taekwondo sur le campus de l’université de Philadelphie. Bien payé sous la responsabilité d’un 10eme dan du nom de Shin Yun Hun. Mais malheureusement cette discipline ne motivait que des gros mecs.

Malgré ma moustache ce n’était pas trop mon truc. J’ai donc monté un cours pirate d’Aïkido toujours sur le campus. J’avais un bon niveau de ceinture noire et cet Art Japonais était totalement inconnu du moins sur la Côte Est. J’ai donc rapidement motivé des nanas. On était en 69, année de Woodstock, et j’ai évidemment lourdement insisté sur le côté baba sympa surtout que j’étais en civil. Un bon plan. Mais j’avais observé qu’un groupe de Chinois m’observait avec attention.

Un soir ils ont envoyé un ambassadeur pour me demander quel était le nom de mon école chinoise. Je leur ai répondu qu’elle était japonaise ce qui a déclenché leur hilarité. Piqué au vif je leur ai demandé de me montrer ce qu’ils faisaient. A chaque prise que je portais celui dont j’ai compris qu’il était le prof m’opposait une contre-prise et je compris rapidement que j’avais un sérieux problème. J’évoluais dans une sorte de documentaire et ils étaient dans le long métrage. J’ai laissé tomber mon cours pirate et j’ai pratiqué avec eux cet « art souple des saisies » dont j’ai compris plus tard qu’il était l’ancêtre du Jiu-Jitsu puisqu’il avait été importé au Japon par un certain Akiyama Shirobei dont Kurosawa donne une image romancée dans le film « Barberousse ». Le choc. Et j’ai compris aussi assez rapidement que cet art des saisies faisait partie d’un ensemble beaucoup plus vaste incluant des techniques de poing et de pied. Double choc. Et je suis tombé dedans. J’avais un bon niveau de Karaté, ayant été l’élève de Henry Plée, le pionnier de la discipline, rue de la Montagne Sainte Geneviève à Paris et je me débrouillais pas mal en Tae Kwondo ayant également été l’un des tous premiers élèves du Maître Coréen Lee Kan Young au gymnase François Peatrick au Plessis Robinson avec les frères jumeaux Olivier et Thierry Streit de Bossy et Patrick Tamburini. J’ai tout de suite été séduit par la richesse de cette discipline chinoise et par tout son environnement philosophique et historique.  Par la suite j’ai passé, en 1973, un troisième Dan de Taekwondo au Kukkiwon de Séoul en Corée du Sud. Je suis donc probablement l’un des premiers européens à avoir obtenu ce niveau.

J’ai appris que ces Chinois nommaient cet Art entre eux Kuoshu, c’est-à-dire « art national » mais qu’il se nommait « Gungfu » (voie de la compétence) quand il était destiné aux non-chinois donc à l’exportation. C’est la première fois que j’entendis parler de Bruce Lee, alias Li Siu Lung (Li le Petit Dragon) qui popularisait cette pratique auprès d’acteurs comme James Coburn, John Saxon, Lee Marvin, Steve Mac Queen, excusez du peu, et même Roman Polanski. Sans parler de Chuck Norris et de Joe Lewis. Il était intouchable et surtout hors de prix mais avait publié quelques articles et même un ouvrage avec Dan Inosanto. J’ai toujours cet ouvrage « original ».  J’avais (presque) trouvé mon « King » avant qu’il ne soit connu en Europe.

bruce leeLi Siu Lung alias Bruce Lee dans son look baba californien des années soixante dix !

Livre bruce Lee 1963L’un des tous premiers bouquins de Bruce Lee « Chinese Gung Fu »  mais on retrouve en face « Modern Kung-Fu Karate »
Coll. GC

Deux autres personnages hors du commun, du moins qui le deviendront par la suite,  étaient alors en émergence avec Michael Jakson qui faisait alors partie des « Jakson Five » et qui était petit, un peu rondouillard noir et très chevelu coupe afro et un certain David Carradine qui s’apprêtait à tourner « The Warrior » en remplacement de Bruce Lee que le producteur Ed Spielman avait trouvé « trop petit et trop chinois ». Malheureusement David Carradine était incapable de faire un coup de pied sans se casser la figure on dut revoir tout le scénario et restreindre les scènes de combat qui étaient filmées au ralenti avec du gras sur l’objectif.
Mais le nouveau personnage de Kwai Shang Caine, endormi chronique au sourire énigmatique, collait à la période et « Kung-Fu » (dans sa version française) connut aux states un immense succès. Tous les Babas abandonnèrent le Yoga et Ravi Shangkar et se tournèrent vers le Gungfu. La Californie fut particulièrement touchée par le phénomène. Bruce Lee, Jakson et Carradine eurent tout trois des fins que l’on pourrait qualifier de particulières.

carradine1aDavid Carradine toujours dans un autre look baba. Comme Lucky Luke il tient un brin d’herbe. Mais on imagine qu’il fume autre chose que cette herbe là.

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Et le petit dernier de la bande, Michael Jakson. Lui il fait pas trop baba car Papa Jackson veille au grain ! C’est l’époque des Jakson Five et des spots de pub télé.

Avec mon cousin Louis nous avions prévu de faire une virée jusqu’à la Côte Ouest et j’ai alors demandé au prof chinois s’il y connaissait une adresse où je pourrais continuer la pratique. Il m’indiqua un « centre taoïste » (Taoist Health Center) à San Francisco et me fit une lettre d’introduction. La première. Par la suite je me rendis compte qu’avec les Chinois elles étaient indispensables. Le Maître Coréen m’avait, sympathiquement, signé une attestation couvrant l’année. Avec ce que nous avions gagné, nous avons acheté une voiture d’occasion. Une Ford Cobra, la petite sœur de la « Grand Torino ». Entre Starsky et Hutch et Clint Eastwood.  Mais marron et beige. Avec un moteur immense et un coffre minuscule. Et nous avons entrepris un périple mythique sans en faire tout un plat. La « Route 66 » ses aires de repos et ses fast-foods à roulettes faisait simplement partie du paysage normal.

Je passe sur les péripéties et les soirées psychédéliques avec camionnettes bardées de fourrure synthétique orange et violette rangées en étoile dos au feu de bois. Louis me présentait comme son « french cousin » ce qui me valait un certain succès auprès de la gente féminine. C’était plutôt moi qui était harcelé. Arrivés à San Francisco nous nous sommes rendus au Centre Taoïste où j’ai pu présenter ma lettre de recommandation. J’ai appris par la suite que le responsable du Centre avait été l’un des assistants de Joseph Needham de Cambridge ! Un certain Ray Huang (Huang Renyu)

https://en.wikipedia.org/wiki/Ray_Huanghttps://en.wikipedia.org/wiki/Ray_Huang

Il avait été très surpris que je connaisse les écrits de Needham et m’a immédiatement accepté. J’ai donc découvert les subtilités des « arts internes », du Taiji Quan et surtout du Tao Yin que l’on nommait alors « gymnastique taoïste de santé » ou « Yoga chinois ». On a dû rester pas loin de deux mois à Frisco et tandis que j’étudiais consciencieusement l’essence de ces pratiques mon cousin assouvissait sa passion du Surf. Il avait été champion universitaire de la Côte Est. Ce qui lui a valu de se faire payer une partie des ses études de chiropracteur.

Au moment de repartir j’ai demandé si le Maître des lieux connaissait une adresse sur Paris. Et il me fit une lettre d’introduction pour un certain Tai Ming Wong* qui, selon lui, était un initié du Ling Pao Ming qui est une Ecole taoïste très réputée. Et qu’il connaissait fort bien suivant la transcription française.
*En réalité il se nommait Wang Zemin (ou Wong Tse Ming à Hong Kong) mais il s’agit bel et bien de la même personne n’en déplaise à certains crétins.

On est rentrés par le Middle West. Pour donner l’ambiance on est passés par le Kentucky et le Comté de Harlan et on a décidé de prendre une nuit d’hôtel à Bardstown, un bled assez touristique, histoire de prendre un bain et de faire un vrai repas avec du poulet local frit. Le matin de bonne heure on a entendu du bruit et regardé par la fenêtre. Il y avait une table pleine de colts dans leurs holsters type Western. On a pensé à un règlement de compte ou à une chasse à l’homme. Comme on devait reprendre la route le cousin Louis a décidé de se renseigner histoire d’éviter une balle perdue. C’est le Sherif qui lui a donné la cause de ce remue-ménage. Il y avait des élections et dans ce comté il fallait être armé pour pouvoir voter « en homme libre ». Donc le shérif prêtait un flingue, chargé, à celui qui n’en avait pas. Et son adjoint, en haut des marches, vérifiait s’il pouvait laisser rentrer le guy dument enfouraillé. Le Sherif a expliqué à mon cousin que les « girls » étaient évidemment dispensées du port d’arme mais que si elles venaient armées on les applaudissait. Authentique. Je crois qu’ils ont du voter pour Trump.

Comme il fallait bien que je fasse mon service militaire je suis rentré en France. Là bas c’était le Vietnam assuré. Mon cousin y a échappé de justesse ! Un peu plus il se retrouvait en vrai dans Apocalypse Now. Et donc je suis rentré en France avec le « Gungfu » et le « Qigong » dans ma valise bien que je n’utilisais pas ces termes un peu teintés d’une notion « touristique » destinée aux « Guailo », donc aux blancs. Précisons qu’à l’époque on était encore «blanc », « noir », « jaune », « rouge » ou « bronzé » c’est-à-dire « autre ». 
Et j’ai commencé à transmettre ces pratiques en comité restreint dans le milieu martial puis de l’acupuncture (j’ai quand même eu comme élèves, séparément, André et Gaby Faubert) et de l’ostéopathie alors débutante. C’est De Sambucy lui-même qui m’a incité à enseigner et transmettre de Tao-Yin. J’ai eu comme élèves Franck et Tania Gilly qui suivaient les cours de Marc Bozzetto.  J’ai suivi les cours magistraux de Tai Ming Wong, dont j’ai appris par la suite qu’il se nommait Wang Zemin et qu’il avait été le disciple direct de deux grands Maîtres très réputés : Wang Xiangzhai (Wang Hsiang Chai) du Yiquan Dachengquan et Yip Man du Wing Chun.

En 1974 il m’a donné l’autorisation d’ouvrir un cours « officiel » et en 1979 d’assurer sa succession. J’ai assuré cette transmission donc cette mission. Elle est reconnue jusqu’en Chine où elle est même gravée dans le marbre d’un Mémorial du Xingyiquan à Shenzhou dans le Hebei. Cette stèle précise que je suis successeur en cinquième génération de la branche du Hebei du Xingyiquan.

L’une des trois branches essentielles des « Arts Internes » ceci avec le Taijiquan et le Baguazhang. Si au lieu du « Kung-Fu » j’avais ramené le Rock je serai probablement une espèce de Dick Rivers. On a un peu vu débarquer tout le monde et surtout les pionniers tardifs qui s’auto-persuadent d’être les premiers sur scène. Tant mieux pour eux et pour leurs élèves. On ne joue pas dans le même registre. 
J’ai ma banane virtuelle et mes Santiags chinoises et je continue à gratter en Perfecto à brandebourgs.

Je suis aussi un peu entier et probablement fêlé. Mais ça me va comme ça. 
Et je salue Dick Rivers.

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