Les anti-lumières
par Georges Charles
Edito de Mai 2017
Lorsque je prends le train, c’est-à-dire assez souvent, j’aime bien arriver un peu en avance afin d’observer ce qui se passe dans la gare. Cette habitude ne date pas d’aujourd’hui et je crois l’avoir héritée de ma grand-mère qui avait traversé une bonne partie du vingtième siècle et les deux guerres mondiales entre les Ardennes, la Marne et la Normandie. Née avant la fin du dix-neuvième siècle elle avait connu les débuts de l’automobile, de l’aviation et de l’électricité. Et prenait régulièrement l’avion pour aller rendre visite à ses petits enfants dans le New Jersey. Quoi qu’il en soit mon regard fut attiré par un présentoir de presse où trônait un hors-série de Philosophie magasine arborant ce titre redoutable « LES ANTI-LUMIERES » et en sous-titre « Ils ne croient pas au progrès. Ils méprisent la démocratie. Ils sont de retour » et suivait une liste « Barrès, Baudelaire, Chateaubriand, Heidegger, De Maistre, Maurras, Nietzsche, Sade, Carl Schmitt ». De quoi aiguiser ma curiosité. D’autant plus que ce terme d’anti-lumières, au pluriel, éveille en moi une vision particulière sur le sens des choses.
Le sens des choses.
S’il y a les « anti » ou les « phobes » (j’aime pas), c’est qu’il y a les « pro » ou les « philes »(j’aime). Et même éventuellement les « neutres ». Ou les « septiques » (je crois pas) et les « crédules » (je crois) et donc, encore éventuellement, les « réalistes » (c’est possible). On peut être climato-septique ou climato-crédule mais aussi, heureusement, climato-réaliste. Mieux vaut ne pas trop aimer les enfants car on devient alors « pédophile » ni détester la différence car on se retrouve « homophobe ». On n’entend pas trop parler des « pédophobes », des « homophiles » ni des « neutrosémites ». En général cela ne tourne bien que dans un sens. C’est le bon sens. Celui que l’on veut donner et qui ne se conteste pas. Si tu n’es pas avec moi tu es contre moi. Si t’es pas pro, t’es anti. Comme une image vaut une infinité de mots nos ancêtres avaient imaginé des formes symboliques qui permettaient d’exprimer par l’image ce qu’une infinité d’ouvrages fussent-ils savants auraient eu du mal à faire comprendre ou admettre.
Celle de gauche tourne à droite, celle de droite tourne à gauche !
Taiji dextre (Shun) (ici a gauche) est dextrogyre et tourne vers la droite (sens horaire) tandis que le taiji sénestre (Ni) (ici a droite) est sinistrogyre, donc sénestrogyre, donc lévogyre (sens anti-horaire) et tourne vers la gauche. L’un engendre (Sheng), l’autre s’oppose (Wu Sheng).
Il convient de le concevoir en volume et en mouvement « comme si il était animé d’un mouvement » (Empereur Kangxi). C’est particulièrement le cas de la svastika en Inde qui signifie en sanscrit ancien « qui engendre la lumière » (Svasti = engendrer : Ka = lumière) et dont la forme inverse, la sausvastika signifie, toujours en sanscrit ancien « qui s’oppose à l’engendrement de la lumière » (Sau = qui s’oppose, qui empêche, qui interdit …). En chinois ce même symbole se nomme Wan (qui signifie multitude, myriade, infinité) ou Sheng Ming qui signifie « qui engendre la lumière » ou, dans sa forme inverse, Wu Sheng Ming « qui s’oppose à l’engendrement de la lumière ». En Chine il est dit que Sheng Ming tourne dans le sens « normal » (Shun) alors que Wu Sheng Ming tourne dans le sens « opposé » (Ni). Opposé ou anormal.
On se rend compte que dans tous ces cas il est question de sens, de sens de rotation. Sur le symbole, ou « image-symbole » (Xiang) l’Empereur Kangxi, dans son dictionnaire classique de la langue chinoise donne cette définition « Xiang, forme symbolique, s’écrit comme la dépouille d’un éléphant mort. Face à un symbole il faut donc faire l’effort d’imaginer comment il était lorsqu’il était vivant, donc en mouvement. Il faut redonner vie et mouvement au symbole sinon celui-ci pue comme une charogne ». La svastika n’échappe pas à ce principe et il faut s’imaginer la construire et l’animer d’un souffle. Dans ce cas elle se met à tourner. A tourner dans le sens Shun, donc « normal », dextrogyre. Dans le sens des aiguilles d’une montre, donc horaire.
C’est le bon sens.
A l’opposé la sausvastika une fois construite et animée tourne dans le sens contraire, sinistrogyre. Sinistrogyre qui a été remplacé par sénestrogyre puis par lévogyre pour atténuer le côté « sinistre » de la chose. C’est le sens antihoraire. Donc le mauvais sens (Ni).
Etrangement, en Occident, et depuis peu, les deux croix, dextrogyre et sénestrogyre se retrouvent classées sous le vocable unique de croix gammée. Depuis peu (comme Giscard d’Estaing de Puypeu !) car dans l’Art Héraldique*, donc la science du blason, la dextre était qualifiée de gammée (celle qui tourne dans le bons sens !) alors que la sénestre était nommée croix crampée (donc à crampons ou qui se cramponne) et qualifiée « croix de l’araigne ». Ce qui n’est pas tout à fait la même chose.
* Pierre de Guibours dit Père Anselme de Sainte Marie (1625 1694) dans « la science héraldique » (1674).
Le sens des mots
en sanscrit et en chinois il est bien question d’engendrer la lumière dans le sens dextre et de s’opposer à celle-ci dans le sens sénestre, donc sinistre. Il y a donc la croix de la lumière et à l’opposé la croix qui s’oppose à la lumière, la croix de l’anti-lumière que l’on pourrait qualifier croix des ténèbres. Mais en Occident tout ce beau monde se retrouve dans le même sac svastika et sausvastika, Sheng Ming et Wu Sheng Ming, croix gammée et croix crampée. Parce qu’on n’imagine pas que cela puisse avoir une quelconque importance. Lumière ou ténèbres c’est du pareil au même. De l’ordre de la superstition. On a cru devoir penser que la « fée électricité » avait, enfin, remplacé Dieu et que les lumières de la science pourraient remplacer la Lumière.
Le rationaliste appuie sur le bouton tandis que l’obscurantiste prétend que cette Lumière existe. Si les mots nous ennuient, quand ils disent vrai, il suffit simplement de changer le sens des mots. D’aller à contresens. D’inverser, de retourner, de fausser et le tour est joué. En un mot comme en cent il suffit d’éteindre la lumière pour avoir la paix.
Wang Yang Ming (1472 1529), philosophe et homme d’action, affirmais déjà le fait que
« Chercher à comprendre c’est déjà contester ».
Or pour comprendre encore faut-il savoir. Lorsque l’on souhaite restreindre le savoir c’est que l’on cherche à limiter la compréhension. Voir et prendre. Pas vu pas pris. Pas su pas compris. Circulez, il n’y a rien à voir. Ne regardez pas. Cela ne vous regarde pas.
La Lumière et les lumières
Laozi (ou Lao Tseu pour les Anciens) l’affirme, mais c’est un obscurantiste,
« Utilise les rayons de la lumière mais fait retour à son origine » (Daodejing LII).
Quelle est l’origine de la Lumière ? Où la lumière prend-elle sa source ? Probablement dans la fusion nucléaire mais peut-être dans autre chose encore. Il existe en chacun une lumière intérieure que le science ne peut appréhender et qui est probablement cette part d’obscurantisme qu’on reproche à ceux qui croient en « autre chose » que ce que la science révèle. Lorsque Galilée révèle que le terre n’est pas plate mais ronde il le fait non pas en scientifique mais en libre penseur qui s’oppose à la science officielle de l’époque, donc aux scientifiques. Il n’est pas raisonnable. Mais il a pourtant raison. En admettant que la terre soit ronde ce qui n’est pas le cas. Elle n’est ni plate ni ronde, elle est la terre. Il en va de même pour les années lumière avec lesquelles on calcule les distances en dehors de la terre. La terre est alors le nombril de l’homme qui considère tout à partir de son petit monde bien pratique et limité au cycle annuel et à la vitesse de la lumière. Et à son petit univers bien pratique et bien universel. Univers également nombril, plus exactement « chiure de mouche sur la sandale de Bouddha ».
Pourquoi n’existerait-il d’ailleurs qu’un seul univers ? Pourquoi se limiter à l’universel et ne pas imaginer un multiversel ou un pluriversel ? L’universel français est à la mode avec la vocation « universelle » de la France, avec les colles « universelles » qui ne collent plus grand-chose par principe de précaution, avec la couverture médicale « universelle », les droits de l’homme « universels », le revenu « universel » et que sais-je encore de très limité, de restreint, de riquiqui ou de parfaitement utopique. Plus utopique encore que la sandale du Bouddha.
Tantra bouddhique avec svastika et sausvastika qui, en Orient peuvent tout à fait cohabiter !