LA SAGA DU WU SHU
Boddhidharma à Shaolin
Au 6e siècle, un moine indien, Boddhidharma, arrive au temple de Shaolin. Après neuf années de méditation, il devient le patriarche du monastère et commence à transmettre son enseignement, qui lie pratique martiale, thérapeutique et religieuse. Son passage marquera pour toujours l’histoire de Shaolin. Mais Boddhidharma ne fut pas le premier.
Le premier moine indien à s’installer à Shaolin Shi n’est pas Boddhidharma mais Batuo, considéré comme «le Premier Grand Ancêtre». A cette époque, le Monastère et son domaine s’étendent sur 36 000 Ha, ce qui est considérable. Ses effectifs s’élèvent à plus de 500 moines ayant prêté serment et à près de 1000 domestiques. Les dons affluant au monastère, il est décidé de laisser la garde du trésor à des moines ayant un statut particulier et connaissant l’art du combat. Batuo demande à ses deux disciples Hui Guang et Zeng Zhou de se charger de l’instruction de ces moines. Ils mettent donc au point une méthode de combat spécifique issue des enseignements de Kun Su Wei et de Iieng Ngai Chan conservés dans les archives. Hui Gang se charge de la «méthode souple» basée sur les saisies et les projections tandis que Zeng Gou utilise la «méthode dure» basée sur des attaques de poing et de jambe. Le premier reçoit le surnom de «Force Fluide» et le second celui de «Force Rigide». Un jour, alors qu’il médite, Zen Gou est attaqué par deux tigres. Se saisissant d’un bâton, il réussit l’exploit de les tuer l’un après l’autre. A la demande des moines, il ajoute la pratique du bâton à son enseignement et en souvenir de l’événement, nomme cette nouvelle pratique «Bâton de la double peau de tigre».
L’ILLUMINE
Vers les années 520. un homme étrange, de forte carrure et à l’air farouche, demande à être reçu en audience par l’Empereur Wu de la Dynastie des Liang à Jian Kuan (l’actuelle Nankin). Sa renommée le précède, il est en effet le 28e successeur de Bouddha et considéré par certains non seulement comme son héritier spirituel, mais comme sa réincarnation vivante. De plus, il est le troisième fils du Roi Sughanda de Madras, de la caste guerrière des Kshatriya. II dit se nommer Boddhidharma, ce qui dans sa langue signifie « l’illuminé ». II apporte, selon lui, la connaissance de la Loi (Dharma) et de la vérité (Boddhi) qu’il délient de son prédécesseur Prajnatara (Panyata ou l’an Jo To Lo).
L’Empereur, considérant que cet homme a effectué plusieurs milliers de km pour demander cet entretien, décide de convoquer une assemblée extraordinaire composée des plus hauts dignitaires de l’Empire et des représentants du Bouddhisme en Chine. L’entourage impérial est tout d’abord très favorablement impressionné par la prestance et l’érudition du moine. Les dignitaires chinois exposent l’un après l’autre leurs oeuvres vis à vis du Bouddhisme ainsi que leur conception de cette religion. Boddhidharma les écoute gravement puis prend la parole.
Il n’y va pas par quatre chemins : le Bouddhisme chinois n’a plus rien à voir avec la conception du Bouddha ! Il accuse notamment les Bouddhistes de Chine d’interpréter à leur manière les textes et de donner trop d’importance aux aspects extérieurs de la Religion, à ce qu’il nomme des «colifichets».
Selon Boddhidharma, le Bouddha est dans le coeur de l’homme, dans le simple fait de puiser de l’eau ou de fendre du bois… non dans les dorures des temples, dans les statues de plâtre ou dans des reliques poussiéreuses. Les dignitaires sont furieux et l’entretien, on s’en doute, tourne à l’orage. L’Empereur Wu prend lui même la parole :
– J’ai multiplié les Temples du Bouddha, répandu dans tout l’Empire les textes sacrés, protégé les moines, affermi la religion comme jamais nul ne le fit avant moi ! Mes actions ne méritent-elles pas la considération du Saint Homme que tu prétends être ? Boddhidharma hausse les épaules :
– Aucune action méritoire dans aucun de ces actes !
– Quelle est selon toi l’action digne du Principe et de sa Vérité ?
– Le Principe. et sa Vérité habitent toutes choses et hormis ce principe et cette vérité, rien ne pourrait être sacré et encore moins méritoire !
L’Empereur Wu se lève, hors de lui :
– Qui es-tu donc en réalité pour oser proférer ce langage Boddhidharma sourit :
– J’avoue ne pas le savoir moi même !
Ayant fini cette phrase, le moine indien se retourne, écarte les gardes et quitte la salle en laissant l’assistance médusée. Nul jusqu’ici n’a jamais osé défier l’Empereur de Chine ni lui présenter le dos. Les dignitaires conseillent à l’Empereur de faire immédiatement châtier l’insolent. L’Empereur Wu hésite devant l’identité de Boddhidharma… Porter la main sur le 28e patriarche du Bouddhisme serait certainement une erreur, de plus les relations avec l’Inde pourraient s’en trouver modifiées… n’est-il pas également le fils d’un Roi ? Cette hésitation permet au moine de continuer son chemin. II tente à nouveau de prêcher la bonne parole, mais nul ne l’écoule… S’attirer les foudres de l’Empereur et des dignitaires n’est pas très conseillé à cette époque, et bon nombre de moines tiennent plus à la vie qu’à une remise en cause de la doctrine, fût-elle enseignée par un descendant du Bouddha ! Plus ou moins poursuivi par des sbires qui ont reçu l’ordre de le faire disparaître discrètement, Boddhidharma décide de se réfugier dans un monastère où il sera en sécurité… La réputation de Shaolin lui est déjà parvenue en raison de la rénovation de celui-ci par un autre moine indien : Batuo. Il traverse donc le Fleuve jaune, sur un simple roseau précise la légende, et se rend à Lo Yang puis à Deng Feng. Il gravit les pentes du Mont Song et demande l’asile au Monastère. Terriblement déçu et mortifié par l’altitude de l’Empereur et des Bouddhistes chinois, de son incapacité de convaincre les prêtres, il se réfugie dans une grotte, s’accroupir face à la paroi… et reste neuf années en méditation. Une légende raconte que ses larmes donnèrent naissance à un théier… une autre que Boddhidharma furieux d’être perturbé dans sa méditation par la fatigue se serait arraché les paupières et que celles-ci jetées sur le sol se seraient transformées en un arbre à thé. Depuis cette époque, le thé fut utilisé lors des cérémonies du Chan. Le Zen japonais conserve cette pratique dans le Cha No Yu (cérémonie du Thé) ! Pendant neuf années de réclusion volontaire, Boddhidharma se serait nourri exclusivement de ce breuvage. Puis, un jour, c’est l’illumination… le moine se met à comprendre le murmure des fourmis et le chant des oiseaux… il décide donc de transmettre sa nouvelle doctrine.
Pour ce faire, il rompt avec son prédécesseur Batuo qui enseignait la Voie du Hinâyana (Lente Bouddhique du Petit Véhicule) et déclare utiliser la Voie du Mahayana (Bouddhisme du Grand Véhicule). II propose d’utiliser la méditation (Dhyana) qu’il nomme Chan (Zen en Japonais). II définit l’esprit et le but du Chan de la façon suivante
– se référer aux paroles et non aux écrits
– ne dépendre ni des mots ni des lettres
– rechercher le Bouddha dans le coeur de l’Homme
– voir dans sa propre nature pour atteindre l’éveil.
Les moines de Shaolin sont subjugués et acceptent de prendre Boddhidharma comme Patriarche. Po Ti Ta Mo, de son nouveau nom chinois (souvent abrégé en Ta Mo ou Damo…) se retrouve donc à la tête du Monastère le plus célèbre de l’époque et décide d’initier les moines à la méditation.
Or, la plupart de ces moines sont dans l’incapacité physique et mentale de subir une période d’immobilité nécessaire à celte méditation. Au bout de quelques minutes, leur attention se relâche et ils sont obligés de modifier leur posture. Boddhidharma se rend compte que dans ces conditions, il lui sera impossible de transmettre sa doctrine. Il décide donc de créer une série d’exercices capables de fortifier le corps et le mental de ses disciples. Pour ce faire, il utilise l’Art Martial légué par ses prédécesseurs, Hui Gang et Zeng Gou, ainsi que ses connaissances personnelles dans le Yoga et le Vajramusti (lutte et boxe des Chevaliers Kshatriya). Il nomme cette méthode « Shi Pa Lo Han Sho » : les 18 mains de disciples du Bouddha (Lo Han). Les fondements de cette pratique sont répertoriés dans deux ouvrages, le Yi Kin King (ou Yi Jin Jing) «traité d’assouplissement des tendons et des muscles» et le Xi Sui King «traité de purification de la lunette et des sinus». La particularité de cette méthode est de lier la pratique martiale, la pratique de santé et la pratique religieuse.
LE DEPART DE BODDHIDHARMA
Boddhidharma n’est donc pas, et loin s’en faut, le créateur de l’Art Martial (de nombreuses écoles existaient en Chine plusieurs siècles avant sa venue), ni celui des techniques de santé (les Taoïstes proposaient déjà à cette époque une «gymnastique médicale» très au point), ni l’importateur du Bouddhisme en Chine… il réussit tout simplement le tour de force de réunir ces trois tendances dans une seule pratique !
Grâce à son enseignement, les moines de Shaolin peuvent, à présent, se livrer sans contrainte à la méditation… Malheureusement pour notre homme, ses disciples sont beaucoup plus intéressés par «les 18 mains de Lo Han» que par le fait de s’immobiliser face à un mur. On ne refait pas les Chinois ! La version martiale de l’enseignement de Boddhidharma éclipse donc peu à peu le but pour lequel elle avait été créée… Boddhidharma, une fois de plus dépité par la conception chinoise du Bouddhisme quitte le Monastère. En 557, on annonce sa mort. En fouillant sa tombe, on ne retrouve qu’une sandale et une robe… Plusieurs témoins, dignes de foi, nous n’en doutons pas, déclareront l’avoir rencontré en route pour les Indes, monté sur un tigre et chaussé de son unique sandale. Il laisse une oeuvre discutée et apocryphe : «La contemplation du Mur dans le Mahayana» (Tai Cheng Pi Krian).