Yijing et Leibniz
Le Yijing et Leibniz par Xavier « Shawei » Garnier
Leibniz Le philosophe et scientifique allemand Leibniz (1646-1716) était le plus sinophile des penseurs de son temps. Il publie en 1716 son « Discours sur la théologie naturelle des Chinois ». Il a ainsi entretenu de 1697 à 1703 une correspondance importante avec le jésuite français Joachim Bouvet (1656-1730) l’un des 5 « mathématiciens du Roi » envoyés en Chine par Louis XIV.
Leibniz a établi, grâce à cet échange épistolaire, une analogie entre la structure des 64 hexagrammes du Yi-Jing et l’arithmétique binaire dont il est le fondateur.
Il fait même référence à l’ancêtre légendaire des Chinois Fu Xi, supposé avoir conçu le Yi-Jing, dans son Explication de l’arithmétique binaire (1703) :
» Ce qu’il y a de surprenant dans ce calcul, c’est que cette Arithmétique par 0 et 1 se trouve contenir le mystère des lignes d’un ancien Roi et Philosophe nommé Fohy, qu’on croit avoir vécu il y a plus de quatre mille ans et que les Chinois regardent comme le Fondateur de leur Empire et de leurs sciences. Il y a plusieurs figures linéaires qu’on lui attribue, elles reviennent toutes à cette Arithmétique ; mais il suffit de mettre ici la Figure de huit Cova comme on l’appelle, qui passe pour fondamentale, et d’y joindre l’explication qui est manifeste, pourvu qu’on remarque premièrement qu’une ligne entière – signifie l’unité ou 1, et secondement qu’une ligne brisée – – signifie le zéro ou 0. »
FU XI
Leibniz va jusqu’à prétendre que grâce à son arithmétique, il a permis au Père Joachim Bouvet de faire redécouvrir aux Chinois de l’époque la clef de leur savoir ancestral, tel un Champollion de la Chine :
» Les Chinois ont perdu la signification des Cova ou Linéations de Fohy, peut-être depuis plus d’un millénaire d’années, et ils ont fait des Commentaires là-dessus, où ils ont cherché je ne sais quels sens éloignés, de sorte qu’il a fallu que la vraie explication leur vint maintenant des Européens. Voici comment : II n’y a guère plus de deux ans que j’envoyai au R. P. Bouvet, Jésuite français célèbre, qui demeure à Pékin, ma manière de compter par 0 et 1, et il n’en fallut pas davantage pour lui faire reconnaître que c’est la clef des figures de Fohy. Ainsi m’écrivant le 14 novembre 1701, il m’a envoyé la grande figure de ce Prince philosophe qui va à 64, et ne laisse plus lieu de douter de la vérité de notre interprétation, de sorte qu’on peut dire que ce Père a déchiffré l’énigme de Fohy, à l’aide de ce que je lui avais communiqué. Et comme ces figures sont peut-être le plus ancien monument de science qui soit au monde, cette restitution de leur sens, après un si grand intervalle de temps, paraîtra d’autant plus curieuse. »
JOACHIM BOUVET
Dans la lettre de J. Bouvet à Leibniz du 8 novembre 1700, le jésuite affirme lui-même avoir percé le mystère du Yi-Jing :
» Et parce que tous les commentaires, qui ont été faits depuis près de trois mille ans sur ce système par de très grands hommes, dont Confucius a été un des principaux, paraissent plus propres, pour en embrouiller et obscurcir davantage le véritable sens, que pour en développer le mistere, ayant laissé à part tous ces commentaires, et m’étant attaché uniquement à la figure, je l’ai considérée en tant de sens différens, qu’après avoir combiné et recombiné ce qui m’a paru de plus solide dans les principes des sciences Chinoises avec les principes les plus anciens de nos sciences,
[…] je ne doute point que je n’en aye enfin découvert tout le mistere, ou du moins une route très sure et très aisée pour y arriver… »(citée par François Jullien dans Figures de l’immanence) Ainsi un double mouvement d’influence se dessine. D’un côté les » Lumières » occidentales du 18ième siècle éclairent le texte classique le plus ancien de la Chine, et de l’autre côté ce dernier donne un fondement universel au début de la logique moderne. Il est donc aussi très curieux de constater que le système binaire de Leibniz, dont l’universalité est en quelque sorte validée par la science de l’antiquité chinoise, voit son application aujourd’hui dans le langage informatique. Par Leibniz un lien mystérieux se tisse ainsi entre l’un des langages les plus anciens de l’humanité, celui du Yi-Jing et le langage le plus moderne, celui de l’informatique. Comme l’analyse Aleksandar Nikolic dans un article présenté lors d’un séminaire à Belgrade en 1986, la cybernétique moderne concrétise le rêve de la langue universelle de Leibniz. Notons d’ailleurs que le philosophe allemand a même considéré un temps que les idéogrammes chinois pouvaient constituer une langue universelle. Il abandonnera finalement cette idée considérant que la langue avait été trop modifiée par les vicissitudes de l’histoire.
Mais plus mystérieux encore, l’analogie entre le dualisme du yin et du yang et le système binaire du 0 et du 1, ouvre sur une analogie plus étonnante, d’ordre métaphysique : » D’après nous, la question de l’analogie entre les nombres du système binaire de Leibniz et les hexagrammes du Yi-King, pourtant plus souvent analysée, a cependant moins d’importance que celle de l’analogie spirituelle, philosophique et cosmologique entre les deux systèmes. En effet à la source des deux systèmes se trouve la même aspiration éternelle à décrire la réalité entière à partir de l’origine, de la création du monde, jusqu’à la prédiction de l’avenir et des événements futurs. Peut-être le travail de Leibniz sur l’Encyclopédie, somme de toutes les connaissances et sur une science et une langue universelles – « scienta generalis »- ayant comme moyen et outil de base les mathématiques – algèbre et logique – pourrait-il servir de preuve à cette idée. Nous pensons que c’est un domaine qui peut encore être exploré. « (Aleksandar Nikolic, Leibniz et le système binaire)
Etienne Perrot dans sa préface au Yi-Jing de Richard Wilhem affirme que les 64 hexagrammes constituent » une image complète du monde « . C’est probablement ce qui a séduit Leibniz. » On conçoit l’admiration de Leibnitz pour une telle épure. « , souligne E. Perrot. Le philosophe allemand souhaite en effet relier sa métaphysique avec sa mathématique binaire. La création du monde est basée sur les symboles 0 et 1. Ces 2 symboles de base et les nombres expriment une harmonie parfaite et préétablie de l’univers. Pour Leibniz, Dieu représenté par le 1, créé le monde à partir du néant, représenté par le 0. Il voit donc dans la structure du Yi-Jing 2 symboles universels, le Yang et le Yin, qui forment l’ordre de l’univers.
Cependant Etiemble dans son livre » Connaissons-nous la Chine ? » conteste la vision idéale de Leibniz : » Tout cela serait admirable si les Chinois avaient alors connu le zéro. Mais confirmant un article ancien de Pelliot dans le T’oung-pao de 1922, Joseph Needham écrivait récemment que la principale faiblesse de toutes ces spéculations de Leibniz, c’est que les devins du Yi-king étaient parfaitement étrangers à toute recherche ou inquiétude arithméticienne, comme l’a déjà prouvé Marcel Granet. » On sait cependant que le sinologue anglais Needham avait peu de considération pour le Yi-Jing en affirmant que les Chinois « auraient mieux fait d’attacher une pierre autour du cou (de ce livre) et de le jeter à la mer ». Cela dit, qu’est-ce qui empêche d’associer le 0 au Yin et le 1 au Yang ? L’important est de mettre en parallèle la binarité des systèmes de pensée du Yi-Jing et de Leibniz. Car ce qui est véritablement surprenant, c’est de constater que Leibniz a non seulement établi des liens logiques entre Occident et Orient mais aussi entre les époques, reliant doublement les » Lumières » occidentales avec d’un côté l’antiquité chinoise et de l’autre côté le 11ème siècle chinois dont Anne Cheng dit que certains n’ont pas hésité à y voir « un équivalent de la renaissance européenne ». (Histoire de la pensée chinoise, chapitre 17). En effet, le philosophe de la dynastie des Song Shao Yong (1012-1077), présenté par Anne Cheng comme un « autodidacte porté sur la numérologie », privilégie la structure binaire dans sa conception du Yi-Jing :
» Une fois que le Faîte suprême se divise, les deux modèles se mettent en place. De l’interaction du Yang qui descend à la rencontre du Yin, et du Yin qui monte à la rencontre du Yang, naissent les quatre figures. Par leur interaction,le Yang et le Yin dinnent naissance aux quatre figures du Ciel. Par leur interaction, le ferme et le souple donnent naissance aux quatre emblèmes de la Terre. C’est ainsi qu’adviennent les huit trigrammes. Les huit trigrammes se combinent entre eux, donnant naissance aux dix mille êtres. Ainsi 1 se divise en 2, 2 en 4,4 en 8, 8 en 16, 16 en 32, 32 en 64. […] 10 se démultiplie en 100, 100 en 1000, 1000 en 10 000, de même qu’une racine donne un tronc, le tronc donne des branches, les branches donnent des feuilles. Plus les choses sont grandes, moins il y en a, plus elles sont ténues, plus il y en a. Réunissez-les et elles ne feront plus qu’un, dispersez-les et elles seront dix mille. »
SHAO YONG 邵雍
Cette dialectique entre Unité et Multiplicité ne se retrouve-t-elle pas dans la Monadologie de Leibniz ? On y retrouve une image similaire empruntée à la nature :
» Chaque portion de la matière peut être conçue comme un jardin plein de plantes, et comme un Etang plein de poissons. Mais chaque membre de l’animal, chaque goutte de ses humeurs est encore un tel jardin ou un tel étang. »
(67) Les monades leibniziennes reflètent l’unité dans la multiplicité comme les dix mille êtres reflètent le Faîte suprême. Ainsi la compréhension du Yi-Jing par Shao Yong présente des similarités étonnantes avec la philosophie de Leibniz. En fait c’est par l’intermédiaire du Père Bouvet que Leibniz fait le lien entre les hexagrammes du Yi-Jing et l’inscription binaire des nombres.
Nous avons vu que Leibniz mentionne la lettre du 14 novembre 1701 présentant la disposition des 64 hexagrammes en cercle et en carré que l’on attribue précisément à Shao Yong. Suivant Alain Arrault (Les diagrammes de Shao Yong, qui les a vus ?) ce diagramme circulaire comprenant un diagramme carré aurait été perdu par les lettrés depuis Confucius et transmis de façon secrète entre alchimistes taoïstes, devins, médecins, magiciens et autre médiums jusqu’à ce que Shao Yong – héritier du taoïste Chen Tuan ( ? – 989) – le réutilise en l’attribuant à l’ancêtre Fuxi afin de marquer le caractère originel et authentique d’une image se comprenant immédiatement et naturellement sans recours à l’analyse philosophique, tel un mandala.
Les 64 hexagrammes de Fuxi
Peut-on en conclure que la vision cosmologique de Shao Yong basée sur le système binaire du Yi-Jing a, par l’intermédiaire du Père Bouvet, exercé indirectement une influence sur la philosophie de Leibniz dont la Monadologie est postérieure à la correspondance avec le Jésuite ? Dans son ouvrage sur le philosophe chinois, Shao Yong (1012-1077) poète et cosmologue, Alain Arrault n’hésite pas à affirmer dans sa conclusion :» Les réflexions de Leibniz sur l’ordre des hexagrammes et leur conversion dans un calcul binaire, en relation avec ses préoccupations sur la mathesis universalis, s’inspirent des » Diagrammes carré et circulaire des 64 hexagrammes » attribués à Shao Yong. «
Alors que le jésuite français et le philosophe allemand se voyaient en décodeurs du mystère du Yi-Jing, il se pourrait donc qu’au contraire ce soient les diagrammes, transmis de façon secrète hors du cercle des lettrés depuis les temps les plus anciens, qui aient exercé une influence mystérieuse sur eux. Ce que l’on peut retenir en tout cas de cette incroyable correspondance entre le père Bouvet et Leibniz, c’est que les analogies logiques et cosmologiques entre le classique des changements et le fondateur de la logique moderne plaident pour une universalité de la pensée humaine traversant non seulement l’espace entre Occident et Orient mais aussi le temps entre antiquité et modernité.