La croix taoïste
Par Xavier Dumont,
Le Hérisson de Jade
« La plupart des doctrines traditionnelles symbolisent la réalisation de ‘l’Homme Universel’ par un signe qui est partout le même parce qu’il est de ceux qui se rattachent directement à la Tradition Primordiale : c’est le signe de la croix. » René Guenon, Le symbolisme de la croix p.31
A diverses occasions nous avons évoqué les notions d’axes horizontaux et verticaux (cf. l’hexagramme du mois PdH n°4, 5, 8 ainsi que les articles ‘Aperçu sur le Yi Jing’ et ‘ Représentations circulaires’). Nous allons aborder une fois de plus cette symbolique importante sous un autre aspect. A savoir : la croix taoïste.
Nous avons vu qu’à partir d’un gnomon (bâton planté dans le sol), nous obtenions une horloge, un calendrier et ce qui fait office de boussole, si l’on peut s’exprimer de cette façon, ainsi que les axes des six directions (haut/bas, droite/gauche, avant/arrière). Nous nous en tiendrons pour le moment à la représentation à deux dimensions.
A l’axe horizontal (est/ouest) sont associés le bois et le métal qui correspondent respectivement à la bonté et à l’équité chers à Kong Zi (la miséricorde et la justice qui sont les deux troncs de l’arbre séfirotique de la tradition hébraïque). En fonction des correspondances il s’agit aussi du printemps et de l’automne périodes auxquelles l’empereur, le fils du Ciel, accordait les récompenses (bois/printemps/bonté) et rendait la justice (métal/automne/équité). La période historique correspondant à la fin de la dynastie des Zhou (770-481 av. JC) se nomme ‘période des printemps et automnes’, c’est à cette époque que vivaient Lao Zi, Zhuang Zi et Kong Zi.
[Notons encore une fois que la traduction du Taishang Ganying par livre des récompenses et des peines est erronée, car ce dont il s’agit ici est la loi de causes à effets appelée loi des actions et réactions concordantes dans la doctrine chinoise. Elle est le pendant de la notion de karma dans la tradition hindoue.]
A l’axe vertical (nord/sud) sont associés l’eau et le feu qui correspondent à l’hiver et à l’été et plus particulièrement aux deux solstices de la même façon que le printemps et l’automne représentent en fait les équinoxes.
Selon le principe des cinq mouvements issu de la tradition chinoise, le feu est rattaché aux convenances (l’adab de la tradition islamique) et représente aussi la hiérarchie (ce qui est le plus visible de l’extérieur dans le domaine exotérique), alors que les convenances sont la base de la société (il s’agit du caractère ‘li’ traduit aussi par urbanité, rites, politesse, bienséance… C’est ce qu’il convient de faire au moment opportun, du latin convenire, venir avec, s’accorder). Pour l’ermite de la montagne nul besoin de convenances sauf celles qui concernent les manifestations du Tao dans la nature, mais pour ceux qui ont choisi de vivre parmi les hommes, les convenances permettent un minimum d’harmonie, ce qu’on appelle de nos jours le ‘vivre ensemble’. Pour Kong Zi ce sont les règles des relations sociales qui établissent les bons rapports entre le seigneur et le vassal, entre le père et le fils, entre le mari et la femme, entre le frère ainé et le frère puiné et entre les compagnons ou les amis. C’est ce qu’il nomme les cinq lois générales dans l’Invariable Milieu. Ces cinq lois « trois vertus aident à les observer (…) les trois vertus nécessaire à tous les hommes sont la prudence, la bienveillance et la force. Pour n’être pas stériles elles doivent avoir une qualité commune, être sincères. » (zhong yong 20).
Les animaux font aussi preuve de convenances :
« Lorsqu’un oiseau voit un homme à l’air menaçant, il s’envole, tournoie puis se repose. Confucius dit : Que cette faisane sur le pont, dans la montagne, sait bien choisir son temps pour s’envoler et se reposer. » (Les entretiens hiang tang 17).
Lao Zi décrit ces convenances, comme la source du désordre (chap.38). Cela est vrai si l’on part du Principe (Dao, vertu, bienveillance, équité et rites), mais à l’inverse si le point de départ est la multiplicité du monde manifesté, ces convenances sont les bases du cheminement. Une fois de plus, nous constatons cet ‘effet miroir’ (dont l’un des symboles le plus représentatif est le sceau de Salomon) où le plus haut est en rapport direct avec le plus bas mais de façon inversé. On retrouve cette idée dans l’organisation du corps humain : Car dans l’axe vertical cœur-cerveau, si le cerveau est en haut il se doit d’être subordonné au cœur ainsi que toutes les traditions l’enseignent. L’élément rationnel étant inféodé à l’élément spirituel. Cela a été vrai jusqu’au siècle des lumières où la raison a pris le pas sur la spirituel (cf. la révolte des kshattriyas René Guenon). De nos jours, la situation est telle que la raison a été reléguée en seconde position, laissant la place au sentiment. Du spirituel il n’est plus guère question hormis sous une forme le plus souvent atrophiée ou parodiée dans tout ce qui s’intègre à ce qu’il convient d’appeler le néo-spiritualisme. Cela est vrai dans le domaine quantitatif, en fonction de la dégénérescence naturelle, pourrions-nous dire, de l’ordre des choses (kali yuga dans la doctrine hindoue). Cependant d’un point de vue qualitatif, la spiritualité continue de fleurir et continuera jusqu’à ce que l’arbre du monde soit déraciné.
L’eau quant à elle, symbolise la sagesse. Bien que le système des cinq agents soit proprement chinois, on retrouve ces données dans la plupart des traditions. C’est pourquoi nous pouvons y faire correspondre, comme nous l’avons fait pour l’axe horizontal, l’amour en correspondance avec le feu et la connaissance en rapport avec l’eau (dans le langage courant on emploie les expressions ‘puits de connaissance’ et ‘feu de l’amour’). Cet axe est l’ossature même de l’être humain, de la même façon que la posture wuji est l’ossature de la pratique, car il ne saurait y avoir de bonté et d’équité là où il n’y a pas d’amour et de connaissance « qui aime bien, châtie bien » nous dit le proverbe, encore faut-il bien le comprendre…
Ajoutons que cette croix taoïste, que l’on peut cette fois à juste titre qualifier d’universelle dans la mesure où l’on considère qu’il s’agit d’une représentation propre à l’humanité en général (de ce fait tous les symboles sont universels), est la représentation des notions d’ouverture et d’élévation exprimées par les caractères zhong et shu dont nous avons parlé précédemment (PdH n°1) ce qui correspond à l’ampleur et à l’exaltation de la tradition islamique.
Dans le cadre d’un cheminement, ces deux axes (horizontal et vertical, ouverture et élévation), se doivent d’être pratiqués et réalisés progressivement dans le même temps.
Pour finir, il est intéressant de noter que la croix symbolise le nombre quatre sous une forme dynamique (le carré étant la représentation statique du quatre), que le caractère chinois pour dix (shih, qui signifie aussi totalité, parfait) est représenté par une croix et que le nombre dix en latin s’écrit avec une croix oblique. Le rapport entre le quatre et le dix pouvant être compris par le fait que 1+2+3+4=10 (c’est la Tétraktys pythagoricienne) que l’on trouve dans la tradition chinoise expliqué dans le chapitre 42 du Lao Zi : « Tao produit un, un produit deux, deux produit trois, trois produit les dix mille êtres ». Dix mille symbolisant la totalité de la manifestation. (10000 est aussi 10 puissance 4).
Cette croix enfin que l’on retrouve dans la représentation symbolique de l’Homme Universel qui a pour base un carré, pour sommet un cercle et pour partie centrale une croix (ou un triangle).