Arbre et méditation par Georges Charles

Bodhidharma trouve l'illumination sous un figuier (ficus religiosus)

Bodhidharma trouve l’illumination sous un arbre

La méditation avec l’arbre ou sur l’arbre ou sous un arbre est un classique de la tradition taoïste chinoise. C’est le « Ting Shu Tao-Yin qigong » (« Dingshu Daoyin Qigong » ou « Ding Shu Gong »). En Chine, de tous temps, l’arbre a été considéré comme un intermédiaire (mésocosme) entre la macrocosme nature (incluant le cosmos) et le microcosme humain (incluant les organes). Le premier hexagramme du Yijing dans son commentaire prend l’arbre comme image et comme exemple. Qian (le Ciel sur le Ciel) a comme image « Le soleil scintillant dans les frondaisons d’un grand arbre » et l’exemple concerne l’énergie dans les racines en hiver (Eau), dans les branches au printemps(Bois), dans les fleurs en été (Feu), dans les fruits en saison intermédiaire de Terre et dans l’écorce en automne. On retrouve donc le symbole de l’arbre dans tous les arts classiques du Tao. Dans les Cinq Eléments de l’énergétique (Yin/Yang Wuxing) il est le Bois (Mu) et correspond au « Petit Yang » (Shao Yang). En calligraphie et pour définir les caractères chinois (sinogrammes) on retrouve la notion de « racines » (Pen ou Ben), de tronc, de branches. En médecine chinoise et en acupuncture on retrouve également des branches et des racines, en horoscopie on retrouve les notions de « troncs célestes » et de « branches terrestres », dans les arts martiaux, ou chevaleresques le Monastère Shaolin désigne le « Temple de la Petite Forêt », en Taijiquan (Tai Chi Chuan) on retrouve les notions d’enracinement, dans le Xingyiquan et dans le Tao-Yin Qigong on retrouve la notion d’embrasser un arbre, de s’adosser à un arbre ou la « posture de l’arbre »…la liste complète serait très longue et fastidieuse mais évidente. Pas de racines, de tronc, de branches, de fleurs, de fruits, d’enracinement ou de « petite forêt » sans arbre. L’arbre est donc considéré depuis plusieurs millénaires comme ce qui relie la Terre au Ciel et qui manifeste le mouvement des énergies. Il est beaucoup plus ancien et « traditionnel » que le fameux Dragon qui, finalement n’apparaît que tardivement en remplacement de l’Ours. Il existe donc immémorialement de nombreuses pratiques classiques ou traditionnelles sinon modernes liées à l’arbre. Ne serait-ce que la culture et l’entretien des arbres miniatures (Bonsaï au Japon, Penjin en Chine) qui ne servent pas uniquement à être décoratifs (même et surtout si il le sont !) mais à rééquilibrer l’énergie d’un lieu (principe du Fengshui ) ou à échanger les énergies (Ding Shu) lors de pratiques spécifiques. On peut soigner un « Penjin » (littéralement racine en pot) mais se faire soigner par lui. Les arbres sont donc omniprésents dans l’art chinois et dans la peinture chinoise. Le Bouddha ne trouva-t-il pas l’illumination sous un figuier qui désormais lui est dédié jusque dans la dénomination latine de « Figus (ou ficus) religiosus ».  Pas d’illumination sans arbre. Ceci étant dit j’avais promis de publier dans ce site des Arts Classiques du Tao un passage étonnant de J.M.G. Le Clézio extrait de « Voyages de l’autre-côté » (Gallimard Collection L’imaginaire) et concernant une méditation amérindienne (1975).
Elle pourrait tout à fait être mise en relation avec certaines méditations taoïstes. Et peut donc être pratiquée avec profit ! Il suffit, simplement de se laisser guider.

Matthieu Linay – Elève de Georges Charles, enseignant des Arts Classiques du Tao en Forêt de Rambouillet.
C’est l’accueil de l’énergie des arbres.

NAJA NAJA
Naja Naja voyage dans les arbres. Ca, ce n’est pas facile. Voici comment il faut faire : tu sors de la ville , et tu montes tos ces escaliers qui conduisent vers le haut des collines bleues. Tu montes les marches des escaliers sans te presser. C’est même préférable de monter lentement pour garder ton souffle. Il y a de moins en moins de maisons, de plus en plus de jardins. De temps en temps tu te retourne et tu vois la ville qui s’étend en bas des collines bleues. C’est une grande nappe de goudron avec les petits cubes blancs des maisons, les cônes des immeubles. On y voit deux ou trois dômes dorés, et les clochers des églises. Il y a de longues fumées molles qui montent par endroits, et qui se perdent dans le ciel. Le soleil n’est ni trop chaud, ni trop pâle comme aujourd’hui. Le ciel est d’un bleu délavé,  il y a des trainées de nuages blancs.
Peu à peu les jardins des villas sont remplacés par des terrains de culture, des serres et des vignobles. Les escaliers montent toujours, ils ont de larges marches basses où la pluie a laissé des débris d’arbres, des feuilles mortes, des aiguilles de pin. Tu sens toutes les bonnes odeurs qui viennent des jardins et des champs, les odeurs de fleurs, de miel, de feuilles. Quand tu arrives au sommet de la colline, tu vois tous ces champs d’oliviers sur les terrasses. Il faut qu’il y ait un vent ni trop doux ni trop frais, un vent qui change sans cesse de direction : tantôt il souffle de la mer, tantôt il vient des montagnes, ça fait des lents tourbillons qui enveloppent la colline. Entre les oliviers il y a quelques vieilles fermes à demi ruinées, un moulin et des citernes pleine d’eau croupie.
Tu prends n’importe quel chemin qui va au milieu des oliviers. Les terrasses ne sont pas horizontales; elles sont légèrement en pente, et quand tu arrives au bout, il faut sauter sur la terrasse qui est en dessous. L’air est bon; l’odeur des oliviers entre doucement dans ton corps chaque fois que tu respires. Alors tu t’arrêtes et tu choisis bien l’arbre que tu veux. Les oliviers ne sont pas tous les mêmes; Il y en a de très gros, centenaires et des jeunes qui sont maigres et qui n’ont pas beaucoup de feuilles. Il y en a qui sont forts, d’autres rabougris. Il y a ceux qui ont été frappés par la foudre. Quand tu as trouvé celui qui te conviens, un bel olivier avec un tronc rugueux, au bord d’une terrasse qui surplombe la ville et la mer, tu t’assois près de lui. La terre autour de ses racines est rouge-brun, friable, sêche. Il y a une colonne de fourmis qui grimpe le long du tronc. Le tronc est fendu en plusieurs endroits, il a éclaté peut-être à cause du gel, ou bien à cause de l’âge.  Tu t’assois par terre, entre deux racines, le dos contre le tronc de l’arbre. Il fait bon et tu regardes la mer qui scintille entre les petites feuilles grises et vertes. Le dessus des petites feuilles est vert brillant, le dessous est terne, poussièreux. Ici il n’y a personne, sauf les olives tombées par terre, qui font des taches noires. Peut-être qu’en cherchant bien on trouverait des couleuvres, des lézards et un scorpion. Le vent souffle en tournant, comme un gros oiseau invisible. Il soulève un peu la poussière, il fait crisser les feuilles. Quand tu lèves la tête tu vois un autre bleu, très pâle et usé, celui que fait le ciel entre les feuilles de l’olivier. Tu vois aussi les longues branches tordues, elles s’étendent et barrent le ciel. Elles sont brun sombre presque calcinées. Ca doit être bien d’avoir des champs d’olivier en haut de cette colline. On pourrait vivre longtemps dans la maison en ruine, et regarder pousser les arbres. Ils ne perdent jamais leurs feuilles. L’hiver ils sont un peu plus gris, et l’été un peu plus verts, et c’est tout.
Ce n’est pas facile de voyager dans les arbres, comme le fait Naja Naja. Parce que quand tu es assis là et que tu es si bien, au bout d’un moment, il arrive quelque chose qui ressemble au sommeil. C’est un engourdissement. Les jambes, d’abord, puis ça remonte le long du corps, ça éteint au dedans des tas de choses fiévreuses et brulantes, ça rafraîchit doucement comme une eau ; puis ça prend les bras, les mains. Les mains ne peuvent plus bouger, les nerfs des doigts sont immobiles. Il y a seulement une drôle de vibration au bout des doigts, une sorte de courant électrique qui les anime. Les épaules sont rondes, elles ne roulent plus, et la nuque devient raide. C’est à ce moment-là qu’il faut faire attention. Si tu laisses l’engourdissement gagner la tête trop vite, tes yeux se ferment et tu t’endors. Alors peut-être que tu iras voyager dans un roman policier ou dans un histoire de loups, mais tu n’iras pas aux pays des arbres. Il ne faut pas fermer les yeux. Il faut continuer à regarder devant soi, surtout le bleu intense de la mer entre les feuilles de l’olivier, et la colline qui descend en pente douce jusqu’à la ville. C’est le paysage que tu as choisi. Tu ne dois regarder rien d’autre, sans bouger les yeux. C’est comme une photographie mais réelle et vivante; ou bien comme si tu regardais au travers d’une très large fenêtre à la façon de grands buildings.
Tu pars, tu t’en vas doucement. Tu entres dans le tronc du vieil olivier. Tu ne pars pas d’un seul coup, comme pour aller vers le soleil. C’est comme si tu te couchais lentement en arrière sur une chaise longue; ou comme si tu montais en haut d’une longue vague, qui te balance et te ramène d’avant en arrière. Tu ne fermes jamais les yeux. Le paysage de la ville et de la mer devient plus étendu, lointain. Il dure indéfiniment. Tu n’aperçois plus rien de ce qui bouge. Seulement les formes blanches des maisons et le croissant de la mer, puis le ciel pâle, presque sans nuage. Tu es devenu immobile, sans un geste, sans une respiration. Ce n’est pas une pensée. C’est une posture, comme un instant de danse qui serait figé. C’est un peu comme si tu étais accroupi sur la terre, les bras allongés de chaque coté de ton corps, et respirant très lentement en regardant la mer. L’engourdissement est dans tout ton corps, sauf dans ta tête. Dans ta tête, au sommet de l’olivier, il y a un drôle de murmure calme, un bruit d’abeilles qui ne s’arrête pas. Quand le vent passe, tu sent le frémissement de tes doigts, mais le reste de ton corps ne sent rien, il est épais et solide. Les épaules surtout sont résistantes. Maintenant elles portent un poids immense, qui oscille à chaque passage du vent. Il y a tant de feuilles et de fruits au dessus de toi, l’échafaudage de cheveux en équilibre sur ta tête. A l’intérieur du corps, il n’y a plus ces courants vers le bas, ces déglutitions, absorbions. Au contraire, maintenant, tu le ressens à peine, c’est ténu et fin comme un courant d’air, les flux vont du bas vers le haut, tu attires tout ce qui vient de la terre. L’intérieur n’est pas dur. Seule ta peau est une cuirasse, mais l’intérieur c’est tendre et fluide, c’est humide, doux et tiède, c’est une stalagmite qui monte imperceptiblement. 
Maintenant tu habites à l’intérieur de l’arbre, et tu as de longues racines qui sont enfouies dans la terre sèche. C’est à cause des racines que tu ne peux pas bouger. Elles tiennent solidement, comme avec des griffes, elle ont cherché au fond de la terre les morceaux de rochers pour s’y agripper. Elles ont trouvé l’eau, aussi, ce qui reste du dernier orage, un puits de boue et elles boivent lentement, goutte à goutte. C’est bien de boire l’eau de cette façon : tu la prends sans te presser. avec tes pieds poreux, et elle monte le long de tes veines secrètes, à l’intérieur de ton ventre.  Tu as beaucoup de feuilles. Le vent les fait vibrer, comme des hélices minuscules; la lumière et la chaleur les touchent tout le temps, puis glissent le long des ramures et se réunissent dans la nuque. A moins d’être un olivier, tu ne peux pas sentir cette chaleur là. C’est comme une pluie d’eau chaude qui descend paresseusement le long de ton corps, et qui croise en chemin la fraîcheur de la boue souterraine. 
Tu es là, sans bouger sur la terre en terrasse. Tu n’as plus envie d’avancer, de savoir ce qu’il y a plus loin. Tu est content de voir la mer, entre les feuilles et le ciel.  Est-ce qu’il y a encore des heures ? Il n’y a plus tout ça. Tes seules pensées sont le vent, le soleil, la terre humide des profondeurs. Tu as des rides partout sur ta peau. Tu n’as plus d’yeux pour voir l’espace. Tu vois par les cellules des petites feuilles. Ce sont des antennes qui épient l’espace, qui dévorent la lumière. 
Tu n’es plus seul, il y a d’autres oliviers autour de toi. Tu sais qu’ils sont là, à côté, d’autres arbres auxquels tu ne dois pas parler, que tu ne rencontreras jamais. Toute ta force est pour rester debout. Tu agrandis les cercles de ton corps, lentement, un cercle après l’autre, une année après l’autre. 
Quelquefois il y a des orages. Ils s’amoncellent à l’horizon, au dessus de la mer. Alors tu sens un drôle de désir en toi, un désir de flammes et de grêle. Toutes tes feuilles se mettent à vibrer et à tourner follement. La terre fendue par la sécheresse appelle l’eau. Elle serre son étau autour de tes pieds. De grands oiseaux noirs tournoient au dessus de toi. Tu ne les vois pas, tu ne les entend pas, mais tu sais qu’ils sont là. Les passereaux s’assemblent dans tes branches. Ils crient tous ensemble, mais eux non plus tu ne les entend pas. Ce qui est bien quand tu es un arbre, c’est le silence qu’il y a tout le temps. Tu sens les vibrations de l’air, la chaleur dense, le désir de l’eau. Les gros nuages arrivent à toute vitesse, et ils crèvent au dessus de la colline. La terre à ce moment là se met à bailler. Les fissures élargissent leurs lèvres, et l’eau entre. Il y a tellement de désir et de soif que c’est presque douloureux. Ensuite les gouttes épaississent et elles tombent très fort sur les feuilles qui se déplient, elles ruissellent en faisant leur bruit de cataracte, elles coulent le long des rides du tronc, elles descendent entre les racines, puis dans la terre, elles s’enfoncent en creusant des trous. C’est bien de sentir l’au froide couler le long des branches et du tronc, en cassant au passage quelques brindilles et en faisant tomber quelques olives. Tu reçois toute cette eau sans bouger, sans rien dire. Quand tu es un arbre, tu es tellement uni avec la terre que c’est comme si tu faisait partie d’elle, et tout ce qui lui arrive, la chaleur, le froid, la pluie tu le ressens de la même façon qu’elle. 
Voyages de l’autre côté ; J.M.G. Le Clézio 1975 (Gallimard collection l’imaginaire).

On y retrouve de nombreux éléments existant dans les méditations taoïstes comme dans celle, par exemple, du « Calendrier de Jade des Rois de la Chine Ancienne » (Lao Wang Yu Li Chen Si) : l’élévation et la distanciation. La scintillance de la lumière. Le paysage extérieur qui devient paysage intérieur, l’assise paisible. Le travail de profondeur sur les sensations en relation avec les Eléments (Bois, Eau, Feu, Terre, Métal (l’éclair). Les jeux des nuages et de la pluie. Le vent et la pluie. Les ondées bienfaitrices. Les veines secrètes qui sont les « méridiens » ou les « coulées » (Jing) de l’acupuncture classique. L’obscurité et la lumière. L’immobilité et l’action. La recherche d’une harmonie simple. Tao.

Tao c’est la Voie.

Cpilée ou "méridien" Jing

La trace laissée par un animal correspond au Jing (méridien) de l’acupuncture. C’est la coulée. 

« C’est en marchant que la Voie se trace, c’est en les nommant que les choses sont délimitées…La juste mesure permet la pratique, la pratique amène un résultat, le résultat représente le succès. Parvenir au succès est proche de Tao. Il faut affirmer ce fait ». Zhuangzi (Tchouang Tseu) L’oeuvre complète, II

« Les êtres multiples du monde font retour chacun à leur racine. Faire retour à la racine, c’est être serein ; être serein c’est retrouver la destinée. Retrouver la destinée c’est le constant. Le constant c’est l’illumination »Daodejing  (Tao Te King)XVI Laozi.