Hugo Pratt de l’Occident à l’Orient

par Thierry Borderie
tjqram_thierryB

L’ORIENT à L’OCCIDENT


Portrait de Yoli par Hélène Musyt pour visiter son site cliquer ici

Hugo Pratt est l’un de ces hommes pour qui réel et imaginaire, loin de s’opposer, s’interfécondent naturellement en présence du mythe et du symbole. Comme Saint Bonaventure, il considère le réel comme objet et comme signe ; comme Tolkien, il s’enthousiasme de pouvoir, ainsi qu’un enfant, vivre à volonté dans un monde mythique, d’y entrer et d’en sortir au gré du désir et du plaisir.

A l’instar d’Herman Hesse, et de tant d’autres, la sensibilité symboliste de Pratt ne pouvait que vibrer au doux et secret nom d’Orient. L’Asie, et la Chine, terres de traditions vivantes et profondes, exercèrent leur emprise sur l’âme du créateur, poète et humaniste. C’est plus particulièrement à travers Corto Maltèse, personnage le plus connu de l’œuvre de Pratt, que l’on peut aborder l’étrange et fascinante rencontre entre le rêve de papier et d’encre et la terre du milieu.

Cette rencontre n’était-elle pas inscrite ? Il semble bien lorsqu’on écoute une réflexion sibylline de l’auteur paraphrasant (à son insu ?) Tchouang Tseu : « Corto n’est pas né de moi. Je suis sûr que c’est un phénomène d’autocombustion. Il vit. D’ailleurs, je ne sais jamais si c’est moi qui le rêve ou l’inverse. »

Et Corto vint

Si, comme on a pu le lire, un des rôles de la bande dessinée est de générer des mythes adaptés à notre siècle, alors Corto Maltèse peut être considéré comme un exemple idéal de cette affirmation. De même que le mythe sacralise le monde profane par contagion, le phénomène « Maltèse » se fraye un chemin vers notre réalité. Créé à partir de la sensibilité profonde et de la culture encyclopédique de Pratt, Corto Maltèse prend vie, à tel point que certains de ses fans croient, ou veulent croire, à son existence réelle. L’attitude ambiguë et énigmatique de son créateur alimente les bruits les plus étranges… Corto aurait été un personnage vivant dont Hugo Pratt fut seulement le biographe inspiré ; de fait, bien que plongeant par ses aventures et ses réflexions dans les symboles universels et intemporels, le Maltais possède une histoire personnelle extraordinairement structurée et cohérente.

Le paradoxe d’un mythe n’est-il pas d’être à la fois au-delà, en deçà et à l’origine de l’histoire mère de toutes les histoires ?

D’après les informations contenues dans les albums de ses aventures, complétées par quelques « indiscrétions » de son créateur, Corto serait né le 10 juillet 1887, sur l’île de Malte, d’une gitane de Séville et d’un marin de Cornouailles. Nul ne sait vraiment comment disparut le père de Corto… Des rumeurs firent état de son assassinat, dans la région de Canton, par les membres d’une société secrète chinoise. L’Orient fait tragiquement sa première apparition dans la destinée de Corto Maltèse.

Il grandit à Cordoue, dans le quartier juif. Ainsi l’ésotérisme de la kabbale se mélangea subtilement aux influences culturelles parentales dans l’esprit du jeune garçon. « L’enfance de Corto, ainsi que son adolescence, déroulaient ainsi leurs mois autour des lettres de la Thora. Il y avait aussi les songes celtiques de son père et un certain regard porté sur les vagues battant les remparts du port de La Valette. Il s’y entrelaçait des bribes de contes orientaux comme les femmes, portant la faldetta noire, savaient seules en raconter », écrit Michel Pierre.

 

Les voyages en Orient

En 1904, à 17 ans, Corto effectue son premier voyage embarqué comme marin sur le Vanita Dorata . Après un séjour en Égypte et plusieurs escales (Aden, Mascate, Karachi, Bombay, Colombo, Rangoon, Singapour, Kowloon, Shanghaï) il arrive enfin à Tien Tsin, dans la province de Hebeï. De là, il gagne Moukden, en Mandchourie. A cette époque, la région est le théâtre de la guerre russo-japonaise où Jack London est correspondant de guerre.

Corto et London se rencontrent et deviennent des amis. Ces aventures sont relatées dans l’album La jeunesse de Corto .

En 1913,1a présence du Maltais est de nouveau signalée en Chine par son « créateur biographe » sans que l’on connaisse le moindre de ses agissements, en ce lieu à cette date. Le 11 novembre 1918, Corto est encore de retour en Extrême-Orient, à Hong Kong, où il possède une maison. Là commencent les tribulations illustrées dans le recueil Corto Maltèse en Sibérie . Il voyage aux confins de la Mandchourie, de la Mongolie et de la Sibérie avant de finir ses aventures dans le Kiang-Si. L’année 1921 verra se dérouler les épisodes parus dans La maison dorée de Samarkand où Corto suivra une des routes de la soie jusqu’au Kafiristan, région de l’Afghanistan où Kipling situa l’un de ses romans, L’homme qui voulut être roi , magistralement porté à l’écran par J. Huston.

De 1887 à 1926, en 36 ans d’aventures connues et répertoriées, c’est donc à quatre reprises que Corto effectuera un pèlerinage en Orient. Après 1926, Corto disparaît dans les brumes mythiques et les énigmes prattiennes ; une aquarelle, datée de 1928, le représente en Éthiopie en compagnie d’Henry de Monfreid et de Teilhard de Chardin. Une déclaration de Cush, un personnage de Pratt héros d’une autre bande dessinée, Les scorpions du désert , datée de 1941, fait état de sa disparition durant la guerre d’Espagne… Une lettre, pourtant, évoque un vieil homme « assis seul dans un jardin, les yeux éteints, face à la grande mer qui fut sienne, que les enfants des environs appellent « Oncle Corto » par respect et affection. »

Nuits de Chine

Lorsque Corto rencontre intimement une autre culture, il le fait souvent à travers l’affection d’une femme, mais la nature réelle des relations qu’il noue avec la gent féminine reste toujours inconnue. Ce que l’on peut constater, c’est le caractère mystérieux, pudique et délicat des sentiments qui l’animent à chaque rencontre.

Hugo Pratt et Michel Pierre ont réalisé un très bel ouvrage, Les femmes de Corto Maltèse . En le consultant, on constate combien l’Orient au féminin toucha le cœur et l’esprit du Maltais… Dans la Jeunesse de Corto, on découvre l’existence de Mou Lou Sung, une beauté hiératique qui tenait une fumerie d’opium à Moukden (actuellement Shenyan). C’est un personnage étrange ; à l’image de sa contrée natale, elle n’hésite pas à parier sur l’avenir tout en conservant les profondes racines traditionnelles de sa culture. Elle est membre d’une triade favorable à Sun-yat-Sen, puis à Tchang-Kai-Chek, tous deux partisans d’une Chine moderne.

Cela ne l’empêche pas d’avoir des relations étroites avec le monde des Arts Martiaux et d’être versée dans le Taoïsme. Ne déclare-t-elle pas connaître les six énergies, les douze méridiens principaux, les huit méridiens curieux et les cinq mouvements ? A l’époque, Corto a 17 ans. Quelle sorte d’initiatrice fut Mou Lou Sung pour lui ? Son mentor oriental de l’adolescence de Corto ne s’est pas contenté de lui transmettre le Taoïsme spéculatif, mais aussi les secrets opératifs de l’union du Dragon vert et du Tigre blanc à travers l’étude du livre de La fille blanche , dans le plus pur esprit traditionnel : la science des « jeux des nuages et de la pluie » est un aspect particulier de la grande hiérogamie du ciel et de la terre ; ainsi « l’harmonie de la couche nuptiale ajoute au bonheur de l’humanité ». Mou Lou Sung a aussi une nièce que Corto aime à fréquenter, pour pratiquer les mystères de la « Chambre jaune ». Dans l’album Sous le signe du capricorne , situé en Amérique du Sud, à la frange de l’Amazonie, en 1916/1917, Corto fait une autre rencontre féminine sous le signe de l’Orient : Madame Java, née en Indonésie. Sa communauté, sous l’impulsion hollandaise, fit souche au Surinam. Madame Java, séduisante, versée dans les arcanes culinaires et la science des alcools, tient la pension la plus fameuse de Taramaribo. Personne ne connaît son véritable nom, pas même Corto Maltèse.

Elle avoue avoir suivi, dans sa prime jeunesse, une formation poussée à la danse sacrée de Bali, ce qui confère à son corps une vivacité et une aisance remarquables. Elle est aussi une redoutable praticienne du couteau. Les danses de Bali n’auraient-elles pas aussi une origine guerrière ? En 1918, Corto se retrouve à Hong Kong. C’est là qu’il apprendra, le 11 novembre, la fin de la Première guerre mondiale. Dans l’album Corto Maltèse en Sibérie , Changaï Li va croiser la vie du marin. De son vrai nom Tian Hua, cette jeune femme révolutionnaire est engagée aux côtés du Guomindang de Tchang-Kaï-Chek ; elle n’hésite pas à se faire passer pour une prostituée de luxe afin de mieux servir les intérêts des « lanternes rouges » (secte féminine révolutionnaire et anti-triade) et de la révolution.

Elle manie fort bien les armes, du poignard à la mitrailleuse, et ne dédaigne pas non plus la lutte chinoise et le kung fu. Corto sera ouvertement épris d’elle, bien que leur amour soit impossible. Dès le début de l’album, Corto est averti par le yi king du caractère malheureux d’une rencontre féminine future ; son ami « Longue Vie » l’avertit en ces termes : « Le livre des mutations n’est pas une blague. Il fut une source d’inspiration pour Confucius et Lao Tseu, qui en savaient certainement plus que toi sur le jeu de la vie et de la mort ». Poings à l’ouest, pieds à l’est

Si les voies de l’amour, chez Corto, ont souvent un parfum d’Orient, ses « manières de guerre » semblent également très influencées par l’Asie. Le Maltais est de caractère fier et ne supporte pas l’injustice. Ce sont là deux raisons plus que suffisantes pour se trouver mêlé à plus d’une rixe. Dans La jeunesse de Corto, on apprend qu’il a suivi l’enseignement d’un expert en arts martiaux chinois, Maître Tong, et il prend des cours dans une école japonaise de kendo, où il semble exceller; c’est bien de Chine que Corto tient ses remarquables facultés de combattant !

A plusieurs reprises, il fait état de ses connaissances martiales et pugilistiques ; il exécute remarquablement ippon-seoi-nage (projection par une épaule) et kata guma, ainsi que de très académiques coups de pied latéraux et circulaires.

Mais Corto est pluriculturel, même dans sa formation martiale. Quand les piques aux yeux ne sont pas de rigueur, de très bons swings, directs et uppercuts font l’affaire. Dans Mû, le dernier album de ses aventures, n’avoue-t-il pas avoir été formé, dès son plus jeune âge, à la discipline du Marquis de Queensberry ? Hugo Pratt, interprète des mythes et des symboles profonds de l’humanité, a ainsi rendu hommage à l’Orient éternel, mêlé aux traditions celtes et méditerranéennes. Pratt l’enchanteur

« Il m’arrive de ne plus avoir envie de sortir de ce monde de mythes et même de ne plus très bien savoir où est le monde réel », déclara-t-il quelques années avant son ultime départ, ou son ultime réveil, comme lui-même s’amusait à le dire lors d’un entretien avec son « biographe », Dominique Petifaux.

En 1990, il termine son livre de souvenirs et de réflexions par ces phrases d’une grande lucidité envers notre époque désacralisée :

Mon père avait raison, j’ai trouvé mon île au trésor. Je l’ai trouvée dans mon monde intérieur, dans mes rencontres, dans mon travail. Passer ma vie avec un monde imaginaire a été mon île au trésor. Bien sûr, c’est vrai que les mondes que je visite au hasard de mes recherches peuvent parfois être jugés puérils ou inutiles, tant ils sont éloignés des préoccupations quotidiennes, mais quand aujourd’hui je repense à ceux qui m’accusaient d’être inutile, et à ceux qui croyaient être utile, alors, vis-à-vis d’eux, je n’ai pas seulement le plaisir d’être inutile, mais aussi le désir d’être inutile.

Bibliographie Hugo Pratt dans l’ordre de parution chez Casterman La ballade de la mer salée Sous le signe du Capricorne Les Celtiques Les Éthiopiens Corto Maltèse en Sibérie Corto toujours un peu plus loin Fables de Venise La maison dorée de Samarkand Corto Maltèse : la jeunesse Corto Maltèse : tango Corto Maltèse : les helvétiques Corto Maltèse – Mémoires – H. Pratt, Casterman Les femmes de Corto Maltèse. H. Pratt, Casterman De l’autre côté de Corto. H. Pratt : entretiens avec Dominique Petitfaux, Casterman Le désir d’être inutile. H. Pratt : entretiens avec D. Petitfaux chez Laffont Corto Maltèse (roman). H. Pratt, Denoël