Boddhidharma

Boddhidharma, le Temple de Shaolin, le Chan, le Zen, les Arts Martiaux Chinois… et un raton laveur. Par Georges Charles

Boddhidharma

En l’année 504 de notre ère parvient au Monastère de la Petite Forêt, Shaolin Shi, un étrange individu à la peau claire, à la barbe hirsute et au regard de braise, habillé comme un barbare du Sud (Nan) et qui demande asile et protection. Il s’agit, suivant ses dires, du fils aîné du Roi Sughanda, descendant du Bouddha, ce qui faisait de lui le vingt huitième* patriarche indien. * Dans la tradition chinoise vingt huit représente le retour à l’unité fondamentale (8+2 = 10 = 1) alors que vingt sept (le Roi Sughanda, père de Bodhidharma représente (7+2=9) le Grand Yang, le Ciel, le soleil au zénith, le maximum de la croissance qui ne peut engendrer que le renouveau.

Bodhidharma, symboliquement, représente le « renouveau » du Dhyana et l’apparition du Chan Na, donc du Chan chinois.

Venant des Indes il avait demandé un entretien à l’empereur Wu de la dynastie des Liang (Liang Wudi ou Leang Wu Ti), protecteur du bouddhisme en Chine, et avait expliqué à ce dernier que malgré ses efforts et toutes les bonnes actions accomplies il n’avait pas encore acquis l’ombre d’un mérite. L’empereur lui rétorqua que sous son règne il avait créé soixante temples et que cela méritait au moins quelques égards. Bodhidharma, dans des termes d’époque, lui répondit qu’il ne s’agissait là que de spaculations immobiliaires puisque de terrains sans la moindre valeur l’empereur avait permis de tirer avantage et profit grâce aux taxes reçues en conterpartie.

Suivant Boddhidharma le seul et unique mérite concevable résidait dans la connaissance immédiate et mystique du néant de toute chose. En un mot, les temples, les statues dorées, les images pieuses, les rituels, les dons et donc tout ce que le bouddhisme représentait en Chine ne valaient rien au regard de la recherche de l’Illumination.

Cette illumination ne pouvait s’obtenir que par le biais de la méditation, Dhyâna en sanscrit. Boddhidharma, littéralement l’Illuminé, ne proposait pas moins à l’empereur qu’une nouvelle conception du bouddhisme Mahâyâna et la remise en cause de tout un système moral, philosophique et religieux auquel Wu pensait avoir consacré toute sa vie.

Plan du Monastère de Shaolin

L’empereur le prit très mal et congédia Boddhidharma qui ne dut la vie sauve qu’au simple fait d’être le disciple de Prajnâdhara. Il se réfugia donc dans le plus fameux monastère de l’époque sous le nom chinois de Po Ti Ta Mo ou Tamo. Ce monastère de la petite forêt (Shao Lin Shi en Chinois Sho Rin Ji en Japonais) situé à une vingtaine de Km. au nord-ouest de Deng Feng, non loin de Luo Yang, la capitale régionale du He Nan, avait été créé au premier siècle de notre ère par un certain Batuo, nommé le  » Premier Ancêtre  » et consacré en 496 par l’Empereur Xiaowen (Chao Wen) des Wei du Nord qui lui décerna le titre de  » Premier Monastère sous le Ciel « . Il s’agissait donc d’un monastère déjà très connu avant l’arrivée de notre Illuminé.

Celui-ci, suivant la tradition, en arrivant au monastère aurait simplement médité neuf années, immobile, devant un mur. Ce faisant il se mit à comprendre le langage des fourmis et découvrit la vérité. Il souhaita normalement transmettre les moyens de découvrir celle-ci à ses disciples chinois. Le Dhyâna devint alors, suivant une nouvelle transcription chinoise, le Tian-Na, littéralement  » saisir, appréhender le Ciel « , puis Chan-na (Tchan Na) plus proche de la définition originelle indienne qui, à l’origine du mot, signifiait  » retrouver le centre ; agir centré « .

Bien plus tard, le Chan-na fut transcrit Zenna en Japonais classique de même que Boddhidharma devint Daruma et Shaolin Shi fut transcrit Shorinji. Originellement le Dhyâna sanscrit, le Chan-na ou Chan ou Tchan chinois et le Zenna, Zenno ou Zen japonais représentaient bel et bien la même doctrine, le même enseignement qui, au gré du temps, des écoles et des sectes (littéralement qui se séparent de la branche originelle) trouvera de multiples expressions souvent concurrentes sinon contradictoires.
Que se passa-t-il lorsque Boddhidharma (Potitamo, Tamo, Damo, Daruma… etc) voulut transmettre son enseignement aux bonzes chinois ?

La tradition, toujours-elle, affirme que ces bonzes, faméliques parce que mal nourris, ne pouvaient supporter l’immobilité que leur imposait la méditation. Boddhidharma se souvint alors de diverses formes gymniques, plus ou moins guerrières, qu’il avait étudié pendant son jeune âge sous la direction de son père. Ce dernier était, en effet, en sus de sa fonction de roi, un haut initié de la caste des Ksattriyâs et connaissait donc l’art du combat proche de ce qui est, actuellement, le Kalaripayat.

Il mit donc au point une méthode connue sous le nom évocateur de  » Nettoyage des muscles et des tendons, purification de la moelle et des sinus-quintessence  »

C’est le  » Yi Jing King Yi Sui Jing  » connue également sous les dénominations de Shi Ba Lo Han She (Shih Pa Lohan Sho), de I Chin Ching et de Ekkinkyo (Ekki Kin Kyo Jya) en Japonais.

Cette méthode mi-gymnique mi-martiale fit couler beaucoup d’encre puisqu’elle fut considérée par certains comme étant à l’origine même des diverses pratiques martiales réputées du Monastère de la Petite Forêt… donc de la plupart des Arts Martiaux Chinois (Wushu ou Kuoshu) et, ce faisant des origines profondes des Arts Martiaux (Bujutsu) Japonais. De par ce simple fait il fut donc admis par de nombreux historiens, principalement japonais, que Daruma, donc Boddhidharma fut le créateur, ou du moins l’initiateur, des Arts Martiaux Chinois donc Japonais qui avaient un ancêtre commun qui était les Arts Martiaux Indiens… Cette hypothèse est sympathique mais semble néanmoins légèrement teintée du désir quelque peu japonais de minimiser l’influence chinoise. Or, il s’avère que les pratiques guerrières, ou martiales (Wu ou Bu représentant à la fois le guerrier et le brave qui s’oppose à l’usage des armes, donc de la violence) étaient amplement développées en Chine avant la venue de Boddhidharma.

Sunzi (Sun Tseu) dans ses  » Treize chapitres sur l’Art de la Guerre « , écrit pendant les Royaumes combattants, donc au quatrième siècle avant notre ère traite, par exemple, de l’Art du Poing (Quanfa ou Chuan Fa) et en conseille l’usage aux officiers… huit siècles avant la venue de l’Illuminé en Chine. Les historiens japonais de la période nationaliste, sur lesquels se fondent ces affirmations pourtant toujours reprises ici et là, attribuent la paternité des Arts Martiaux à Boddhidharma… donc au courant bouddhiste. Cela permet, bien évidemment de passer sous silence les autres versions martiales issues d’une autre tradition. Lorsqu’on sait que le Taijiquan (Tai Chi Chuan), le Bagua Zhang (Pa Kua Tchang), le Xingyi Quan (Hsing I Chuan) sont issus du courant Taoïste, cela permet de les passer sous silence et d’oublier leur ancêtre commun, le Daoyin, pourtant connu sous le nom de Do In en Japonais et au Japon, qui est également bien antérieur à la venue de Boddhidharma.

Il est vrai que l’équivalent des Arts Martiaux Internes (Nei Jia), donc d’origine taoïste, n’existait pas au Japon alors que les Arts Martiaux Externes (Wai Jia), donc d’origine bouddhistes, étaient fortement représentés au sein même des instituts militaires nippons. Il y aurait beaucoup à dire, de même, sur cette fameuse gymnastique de Boddhidharma qui fut très longtemps considérée comme le pendant nécessaire à la méditation puisqu’on la désignait sous la dénomination de  » méditation debout  » littéralement Zhan Chan en Chinois (Ritsu Zen en Japonais) en complément, ou par opposition, à la  » méditation assise » littéralement Zuo Chan en Chinois (Za Zen en Japonais).

En effet, si le Za Zen (Zazen) est encore fort connu et pratiqué dans sa version japonaise, le Ritsu Zen et, à plus forte raison le Zhan Chan dans sa version chinoise est passé à la trappe. Seul, ou peu s’en faut, Eugen Herrigel dans son  » Zen dans l’art chevaleresque du tir à l’arc  » émet l’hypothèse que le Zen peut également se pratiquer et surtout se réaliser debout. En ce qui est de Shaolin Shi, donc du fameux monastère de la petite forêt il y a également confusion savamment entretenue à dessein. En effet, si le Monastère Shaolin du Songchan dans le He Nan, au Centre de la Chine, est bien celui qui a reçu la visite de Boddhidharma, il a existé, en réalité cinq monastères de Shaolin presque considérés comme des succursales en franchise, le second, fondé en 756, était situé à Quangzhou, sur la cote est.

Le troisième, fondé en 1341, situé dans le sud prenait le nom de Honglong (Dragon rouge) tandis que le quatrième et le cinquième se situaient dans les environs de Putian (Fu Kien) et Chengdu.
Il s’avère que le monastère réputé pour les pratiques martiales telles que souvent décrites était non celui du Songchan mais celui de Quangzhou.

Shaolin le monastère

Une planche de Di Marco en 1975 pour illustrer une série d’articles de Georges Charles sur le Monastère de Shaolin – revue Karaté et Karatekas

C’est dans ce monastère que prit naissance le mythe des fameux labyrinthes et du tatouage avec un tigre et un dragon ainsi que la création des  » Cinq Styles de Shaolin  » issus de cinq moines ayant échappé au massacre : Hung Gar, Li Gar, Choi Gar, Mo Gar, Liu Gar.
C’est donc principalement dans le monastère de Shaolin du Sud que prit place la tradition martiale qui, par le biais d’Okinawa, fut transmise au Japon. Il y a encore quelques années le premier monastère, celui situé près de Luo Yang (Loyang) était totalement abandonné, fermé et envahi par les ronces, ayant subi une première destruction sous les Xing (Tsing) en 1744, un important incendie en 1928 et divers pillages pendant la révolution  » culturelle « .

A telle enseigne que les guides touristiques d’avant 1970 ne le signalaient même pas et dirigeaient les rares touristes vers le Monastère du Cheval Blanc (Bai Ma Si) de Luo Yang, alors considéré comme le haut du Bouddhisme… Depuis, sous l’influence du tourisme martial, le monastère a retrouvé sa splendeur de jadis, recréée de toutes pièces avec ses bonzes pratiquants et ses patriarches  » professionnels  » qui motivent la venue de centaines d’autocars et la vente se souvenirs  » authentiques « .

D’ici quelques années on aura probablement retrouvé les fameux labyrinthes et les urnes remplies de charbons ardents nécessaires aux tatouages sur les avants bras…
Parions que les gogos seront encore plus nombreux à tout confondre, à tout accepter et à tout acheter, puisque cela se vend.