Taoïstes et présocratiques

Présocratiques et taoïstes Par Thierry Borderie

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Le pont spirituel reliant l’Orient et l’Occident
Illustration originale d’Hélène Musyt Le site de Hélène Musyt : cliquer ici

Partout dans le monde, depuis des millénaires, des hommes ont proposé les mêmes réponses, à quelques variantes près, aux questions fondamentales. Est-ce parce que ces réponses ont circulé, depuis toujours, entre les continents et les civilisations ? La Grèce et la Chine sont deux mondes que tout paraît opposer. Ils ont pourtant un point commun essentiel : l’un comme l’autre ont donné naissance à des systèmes de pensée complexes et structurés dans des domaines aussi divers que la cosmogonie, la religion, l’art, la politique, la morale, la physique, la métaphysique, la médecine et la philosophie. Ces deux cultures ont, de tout temps, fasciné les esprits lettrés de nos sociétés ; la Grèce comme berceau de notre civilisation, la Chine comme antithèse lointaine, mais néanmoins civilisée, de nos mœurs et de nos goûts. Ces deux mondes étant supposés infiniment lointains, leurs façons de concevoir l’Homme ainsi que de répondre à ses questions fondamentales, devaient donc être radicalement différentes, voire incompatibles… On peut montrer qu’il n’en est rien, et que malgré les réelles différences historiques et linguistiques, bien des penseurs et des sages de ces deux mondes ont fréquenté les mêmes routes de l’esprit. Le point de rencontre entre le monde des phénomènes extérieurs et celui de l’intériorité de l’homme est si vaste et si changeant, que les uns et les autres n’en ont certainement pas ramené les mêmes reflets, mais tous procédaient implicitement du même désir : trouver plénitude et paix dans le bonheur et/ou la vérité. Le siècle d’or Il s’est produit, vers le VI e /V e siècle avant J.C., de profondes innovations culturelles et intellectuelles dans l’ancien et le nouveau monde. En près d’un siècle ont retenti sur la planète, la voix des Upanishads, de la Bhagavad Gita et de Bouddha en Inde, de Zarathoustra en Perse, d’Esaïe et d’Ézéchiel chez les Hébreux, d’Héraclite et de Pythagore en Grèce, de Lao Tseu et de Confucius en Chine, tandis que s’épanouissaient, aux Amériques, les civilisations des Olmèques et de Chavin, et en Afrique, celle de Nok… En ce temps fleurissait le siècle d’or. En témoigne les dates de naissance et de mort (supposées) des principaux grands sages, saints et prophètes qui vont marquer de leur sceau les civilisations leur succédant : Bouddha (560?-480? av. J.C.), Zarathoustra (628-551 av. J.C.), Confucius (env. 551-479 av. J.C.), Lao Tseu (605?-520? av. J.C.), Thalès (640-562 av. J.C.), Pythagore (570-480 av. J.C.), Héraclite (550 – 480 av. J.C.).

La Grèce antique

Un concile réunissant, par exemple, Héraclite, Bouddha, Confucius et Lao Tseu, ou un colloque au sommet entre Lao Tseu, Thalès et Zarathoustra, en ce fameux siècle d’or, n’eut été qu’une banale affaire de distance… et de langue. Or l’histoire et l’archéologie ont montré que la politique et le commerce ont toujours été de puissantes motivations aux voyages lointains. Il est établi que dès le Néolithique, de solides et réguliers échanges se développent entre des cultures parfois distantes de plusieurs milliers de kilomètres, comme en témoignent les silex, coquillages, ambre, obsidienne. Avec l’âge des métaux et la concentration des matières premières en certains sites géographiques précis, les mouvements d’échange s’accélèrent et s’amplifient d’Est en Ouest, et du Nord au Sud. En fait, dès l’Antiquité méditerranéenne et chinoise, existe une très ancienne et millénaire tradition du voyage et du commerce. Lord Ewans, en fouillant Knossos, y a trouvé un objet de provenance chinoise. Une statuette hindoue a été exhumée des décombres de Pompéi… Les objets ne voyagent pas seuls, ils sont nécessairement les témoins muets et durables d’autres échanges plus fragiles, mais ô combien plus féconds, entre les idées et les hommes.

Les fondements de la pensée chinoise En Grèce et en Chine, les concepts présocratiques et taoïstes sont apparus dans des contextes historiques et culturels très proches. L’histoire lointaine de la Chine est en grande partie connue par le Chou King, ou livre des annales, ouvrage traitant à la fois de l’action des anciens rois historico-mythiques et de morale politique. Il commence avec les deux derniers empereurs légendaires Yao et Chun (les trois premiers ayant été Fou Hi, Chenn Noung et Hoang Ti), mais traite surtout des trois premières dynasties : Hsia, Chang et Tchéou, celle sous laquelle vécut Lao Tseu et Confucius, puis, plus tardivement, Lie Tseu et Tchoang Tseu. Les périodes historiques qui virent le développement des grands écrits spéculatifs et métaphysiques du Tao sont dits de « Printemps et d’Automne » (722-481 av. J.C.), et des « Royaumes Combattants » (403-249 av. J.C.). Ces périodes sont caractérisées par la complexité et la confusion.

Le « Fils du Ciel » ne règne que sur un petit royaume central autour duquel gravitent des états vassaux. Ces puissances s’affrontent et s’allient selon des stratégies mouvantes et éphémères. Puis les Tchéou, vaincus, se replient sur Lo Yang pendant que les grands vassaux continuent leurs guerres. La société se structure en deux classes bien distinctes : paysans et nobles. Elle repose sur le clan et la famille, autour desquels s’articulent les cultes des ancêtres. Il existait depuis l’aube des temps un complexe religieux abondant en « divinités » (esprit des fleuves, des montagnes, des mers, des astres et des éléments du sol). Les anciens Chinois croyaient aussi à la pluralité des « âmes » dans le corps, ainsi qu’à leur transmigration sélective après la mort de l’individu : le Houen rejoignait les régions célestes, le Po, lui, demeurant près du cadavre, dans le tombeau, lié à sa descendance par le double lien des offrandes et du devoir. A côté des nombreux « prêtres » et « officiants » plus ou moins reconnus et spécialisés, aptes à gérer la communication entre la communauté des vivants et ce vaste panthéon, perdurent les vieux cultes chamaniques, probablement hérités de la Préhistoire.

Ainsi , en ces temps-là, l’invisible était bien plus structuré que le monde des hommes… Cela a dû influencer considérablement les causes originelles présidant à la révolution taoïste et confucianiste, se développant par ailleurs en volutes contradictoires, parfois complémentaires.

Action et pensée font un !

Les grandes cités pré-socratiques On retrouve, dans la Grèce de la même époque, une révolution de la pensée structuralement du même type, tirant ses origines d’un fond commun assez semblable (polythéisme, chamanisme, mythologies), en réaction à des troubles sociaux et politiques également profonds. La philosophie grecque naît traditionnellement en Ionie, entre le VI e et le V e siècle avant J.C. Lorsque les Ioniens, chassés de la Grèce au XI e siècle av. J.C. par les Doriens, s’installèrent dans la région côtière centrale de l’Asie Mineure (l’actuelle Turquie), la région prit leur nom.

C’est dans ces grandes cités, Samos, Éphèse, Milet, Colophon, Clazomènes… qu’apparaît le bouillonnement intellectuel originel, auquel Aristote, le premier, attribuera la paternité du mouvement philosophique grec. Ce creuset se trouve au confluent de l’Asie et de l’Europe, également ouvert aux influences égyptiennes, hébraïques et mésopotamiennes, et cette situation privilégiée a provoqué une controverse, fort ancienne, sur les origines de la philosophie grecque. A-t-elle débuté au VI e siècle av. J.C., dans les cités ioniennes, avec Thalès, comme l’affirme Aristote ? Ou doit- elle reconnaître sa filiation avec la « fabuleuse antiquité des philosophies perses et égyptiennes » dont parle Diogène Laërte dans la préface de sa vie des philosophes ? La philosophie est-elle une invention des Grecs ou un héritage qu’ils ont reçu des « barbares » ? Le fait est que les penseurs du Tao et de l’Ionie fréquentèrent des chemins de l’esprit bien proches…

Se sont-ils rencontrés sur des routes bien matérielles, celles du commerce entre l’orient et l’occident ?

L’Olympe cité de l’Esprit

La route de la soie Certes, la fameuse route de la soie, aboutissant à Antioche, en Syrie, ne fut régulièrement fréquentée que sous les Tang (618-907 après J.C.).

Mais c’est sous les Han, un ou deux siècles avant l’ère chrétienne, qu’un rapport de Tchang Kien, explorateur mandaté par l’Empire céleste, permet les explorations ultérieures, et donna à la Chine le contrôle de ladite route, principale voie commerciale vers l’occident. Mais on peut supposer qu’une expédition impériale ne se lançait pas sans indices et sans informations favorables à l’éventuelle réussite de cette entreprise, et que Tchang Kien ne fut pas le premier Chinois de l’histoire à visiter l’Iran et la Bactriane. Cela conforte la déclaration d’Émile Bréhier, dans la préface de son histoire de la philosophie : « Nous pressentons que la philosophie des premiers physiologues de l’Ionie pouvait être une forme nouvelle d’un thème extrêmement ancien ».

La pensée grecque primitive Pour Eliade, le panthéon grec peut être défini comme indo-européen, quoiqu’ayant subi de fortes influences anatoliennes et proche-orientales. D’après lui, le fond religieux grec ancien fut constitué, d’une part grâce à la culture mycénienne véhiculant des éléments antérieurs appartenant à la civilisation minoenne crétoise, d’autre part à l’aide d’un fond indigène et populaire centré autour du latromante (de iatros : guérisseur et mantis : devin), proche parent des chamans du centre de l’Asie. Ces êtres extraordinaires étaient censés être capables d’exploits comprenant « l’abstinence, la prévision, la thaumaturgie, l’ubiquité, l’anamnèse des vies précédentes, le voyage extatique et la translation dans l’espace ».

On prêtera à des personnages historiques tout ou partie de ces pouvoirs, tels Empédocle d’Agrigente et Pythagore de Samos… Ainsi se constitua la religion grecque archaïque et classique, transparaissant à travers des mythes et des rituels d’une richesse remarquable. Le mythe y sera à la base du rituel (offrandes, invocations, sacrifices…). Il semble qu’il y ait eu une grande variabilité locale des cultes et des mythes principaux, et qu’Homère et Hésiode firent œuvre de panhellénisme en ne mentionnant que les attributs communs des dieux. Les œuvres de ces deux grands « poètes compilateurs et didactiques » eurent pour effet de fixer doublement la mythologie grecque (VIII e siècle av. J.C.) : ils la « standardisèrent » dans des chants, les rendant ainsi prêts à être capturés par l’écriture (VI e siècle av. J.C.).

Face au poids théologique de la sacralité écrite, apparaîtra alors la réaction présocratique ionienne. Hésiode présenta, dans sa théogonie, la naissance des forces naturelles et des dieux du chaos primordial, à rapprocher sur le plan de l’intention du chapitre III du « vrai classique du vide parfait » de Lie Tseu. Le philosophe Xénophane, qui vivait aux alentours de 570 av. J.C, porte un regard critique sur les mythes : « Les hommes ont créé les dieux à leur image, ils croient que les dieux sont nés avec un corps et des vêtements et qu’ils parlent comme nous.

Les Éthiopiens disent que leurs dieux sont camus et noirs, les Thraces que les leurs ont les yeux bleus et les cheveux roux. Si les taureaux, les chevaux et les lions avaient su peindre, ils auraient représenté les dieux en bœufs, chevaux ou lions. » Les présocratiques Les trois premiers philosophes « présocratiques », Thalès, Anaximandre, Anaximène, habitaient la ville de Milet. Leur thème commun est principalement le Principe Premier et ses métamorphoses au sein de la nature. Pour Thalès, l’eau était à l’origine de toute chose, et toute chose était remplie de dieux. Pour Anaximandre, qui croyait à la pluralité des mondes, notre univers avait son origine et sa fin dans l’infini. Enfin, Anaximène voyait en l’air la materia prima de toute chose. Un phénomène fondamental dans la physique philosophique milésienne paraît être centré autour de l’élément aquatique et de ses transformations : d’après Thalès, de l’eau naît le monde des formes ; selon Anaximène, l’eau est elle-même un concentré d’air et de vapeur, le feu est de l’air raréfié, et la terre de l’eau densifiée.

Anaximandre, lui, pense que l’évaporation des océans produit des nuages, des vents, des souffles, considérés traditionnellement en Grèce comme ayant des propriétés vitales, à l’origine de la vie. Il pense également que de « l’infini et l’illimité qualitativement indéterminé naissent les choses déterminées (feu, eau, terre, air), ou tout au moins le mélange où sont confondues toutes les choses qui se séparent ensuite pour faire le monde ». Il admet, comme Anaximène, l’existence simultanée de plusieurs mondes qui naissent et dépérissent au sein de l’infini éternel et sans âge. De cet illimité atemporel, les mondes apparaissent par un « mouvement éternel », c’est-à-dire par « un mouvement de génération incessamment reproduit qui a pour effet de séparer l’un de l’autre les contraires, le chaud et le froid ; ces contraires agissant l’un sur l’autre produisent tous les phénomènes cosmiques » (cité par Hippolyte, Réfutation des hérésies ). Comment ne pas rapprocher les thèses de transmutation milésiennes (formation des vents et des nuages donnant naissance aux pluies puis aux eaux de la terre, déposant des alluvions, créant les sols, raréfaction de l’air engendrant le feu et les astres), des conceptions taoïstes de sublimation et de cristallisation cosmogoniques ? Lie Tseu (450-390 av. J.C.) écrit : « C’est pourquoi je dis : il y eut une grande unité, ou mutation, une grande origine, un grand commencement, un grand flux originel… L’unité est l’état dans lequel l’énergie est présente mais non encore manifestée. La grande origine est la racine de l’énergie manifestée.

Du grand commencement naît la forme indifférenciée. La matière surgit du flux originel. L’état dans lequel énergie, forme et matière ne sont pas encore séparées est nommée le « non-faîte » (parfois traduit par le chaos originel du ciel antérieur)… On le regarde et on ne le voit pas, on le dit donc silencieux. On le cherche mais on ne le touche pas, on le dit donc impalpable… Le clair et le léger montèrent et se dispersèrent pour former le ciel, le sombre et le lourd descendirent et se condensèrent et devinrent la terre. Ainsi le ciel et la terre contenant toutes les origines, les dix mille êtres naquirent ainsi par mutations successives. » Voici également, à titre comparatif, un texte de Lao Tseu tiré du célèbre Tao-Te King : « En regardant, on ne le voit pas, car il est non visible.

En écoutant, on ne l’entend pas, car il est non sonore. En touchant, on ne le sent pas, car il est non palpable. Ces trois attributs ne doivent pas être distingués, car ils désignent un même être. Cet être, le principe, n’est pas lumineux en dessus, et obscur en dessous, comme les corps matériels opaques, tant il est ténu. Il se dévide. Il n’a pas de nom propre. Il remonte jusqu’au temps où il n’y eut pas d’êtres autres que lui. Superlativement dépourvu de forme et de figure, il est indéterminé. Il n’a pas de parties ; par devant on ne lui voit pas de tête, par derrière, pas d’arrière-train. C’est ce principe primordial qui régit tous les êtres, jusqu’aux actuels.

Tout ce qui est, depuis l’antique origine, c’est le dévidage du principe. » Le premier philosophe Vers 540 av. J.C. naquit à Éphèse, en Asie Mineure, Héraclite. Il vivait lui aussi dans une époque de guerres et de troubles. Le monde ionien était soumis aux Perses depuis 546, et il fut probablement le témoin de la révolte des cités ioniennes contre l’envahisseur Darius (498 av. J.C.), puisqu’il mourut en 480 av. J.C. Son œuvre, « De l’univers », écrite en prose, est la première où apparaît une philosophie au sens académique, donc occidental, du terme. Il y a là une conception du sens de la vie humaine centrée sur une doctrine réfléchie de l’univers. On y trouve là aussi, comme dans la philosophie milésienne, une explication de la genèse des mondes par des processus de condensation et de raréfaction, et une conception de l’autonomie du monde, en réaction aux conceptions anthropomorphiques des dieux revues et corrigées par Homère et Hésiode, ainsi qu’une référence au caractère à la fois immanent et transcendant de l’infini à l’origine des univers. Mais Héraclite, dans sa philosophie, traite de quatre points qui en font peut-être le penseur grec présocratique le plus proche des conceptions taoïstes.

Le premier thème de la méditation héraclitéenne concerne la dualité complémentaire et opposée entre deux forces (l’amour et la haine) dont le jeu éternel conserve et produit tous les êtres. Pour Héraclite, souhaiter, comme Homère, que la discorde s’éteigne entre les dieux et les hommes, c’est demander, en quelque sorte et à long terme, la destruction de l’univers.

Le deuxième thème, c’est l’Unité de toutes choses, le logos sous-jacent à l’infinie diversité des phénomènes et qui détermine la mesure de leurs transformations. Le troisième thème évoque le perpétuel écoulement des choses ; « on ne peut descendre deux fois dans le même fleuve », puisque de nouvelles eaux coulent toujours, et que de toute façon le nageur lui-même n’est plus identique à ce qu’il a été.

Le quatrième est une sorte de vision ironique dans laquelle se produit parfois un renversement des valeurs que nous pouvons, de prime abord, attribuer aux choses par un jugement hâtif : pour les porcs la fange vaut plus que l’eau limpide, et pour les ânes la paille est supérieure à l’or, vis-à-vis de Dieu, l’homme le plus sage n’est qu’un singe ; l’eau de mer est la plus pure et la plus impure, salutaire aux poissons, funeste aux hommes… Émile Bréhier, parlant d’Héraclite, écrit, dans son histoire de la philosophie : « Les opposés ne peuvent se maintenir que grâce à l’Unité qui les enveloppe et les limite l’un par l’autre… Le permanent et le changement ne sont pas exclusifs l’un de l’autre ; c’est tout au contraire dans le changement même, dans la discorde, mais dans un changement mesuré et dans une discorde réglée que se trouve l’Un et le permanent ». Héraclite a eu l’intuition que la clef de la sagesse se trouvait dans la connaissance de la formule générale, le logo de ce changement.

C’est peut-être là qu’Héraclite s’approche et s’éloigne à la fois de la conception du Tao. Il semble très proche, par exemple, des conceptions Yin/yang : « La nature aime les contraires, dit-il, et c’est avec eux et non avec les semblables qu’elle produit l’harmonie » ; il est tout aussi proche du système des cinq éléments emblématiques, terre-métal, eau, bois, feu : « la vie du feu vient de la mort de la terre et celle de l’air de la mort du feu, la vie de l’eau de la mort de l’air et celle de la terre de la mort de l’eau », etc. Mais il croit à un processus progressif de compréhension du logos, tendant vers l’absolu, alors que les sages du Tao n’aspirent qu’à un retour brutal et définitif à l’Unité primordiale et indistincte. L’un fait l’éloge du plus, l’autre du moins… Ce qui fait dire à Jean Grenier dans L’esprit du Tao : « c’est là toute la différence et l’opposition entre dialectique et mystique ». Cependant il y eut un mouvement Héraclitéiste extrême, poussant jusqu’au bout le mobilisme Universel, niant qu’il y ait rien de stable, et refusant même toutes paroles sur des sujets touchant aux mystères de l’être. Car le mot, fixant la mouvance vivante de l’idée, réduit à néant l’effort visant à comprendre ce qui par nature est mouvement impalpable. Il semble donc que la philosophie d’Héraclite, en ces derniers prolongements, était hostile à tout mouvement spirituel de nature dialectique.

Or des représentants de ce courant, dont Cralyle, influencèrent Hippocrate dans ses recherches sur la médecine, et son traité médical applique au domaine de la santé les théories et intuitions d’Héraclite en matière de cosmologie : harmonie du tout et ajustement de deux forces opposées (feu moteur, eau nourrissante) constituent la santé. Comme en Chine, à la même époque, toute doctrine médicale est donc cosmologique. On peut trouver plus d’un parallèle dans la pensée taoïste et la pensée hippocratique (donc héraclitéenne) dans le domaine de la santé et de la maladie. Pour Hippocrate , l’état de santé est naturel à l’homme vivant suivant les lois d’harmonie cosmique.

Pour Lao Tseu, la non observance (ou non réalisation) de la Voie conduit à tous les maux du corps, de l’esprit… et de l’État. De la systématique à la synthèse Empédocle d’Agrigente (490-430 av. J.C.), et Anaxagore de Clazomènes (500-428 av. J.C.), furent contemporains. Empédocle, originaire de Sicile, systématise la notion de transformisme élémentaire (feu, eau, terre, air) comme origine des « dix mille êtres », sous l’action des deux principes d’union et de séparation (amitié et haine). Sa physique donna aussi naissance à une école médicale, connue sous le nom de Philistion, qui inspira Galien. Anaxagore, émigré ionien à Athènes, vers sa quarantaine, propose une ébauche de solution à la polémique entre les partisans dialectiques, tel Parménide, et les mobilistes Héraclitéens, qui se rapproche de très près des conceptions taoïstes. L’enjeu était de concilier l’esprit ionien constatant le mouvement et la diversité des choses, et la pensée de Parménide soutenant la thèse de l’impossibilité de tout changement lié à l’existence de l’Un inaltérable et « source de l’univers » : en fait rien ne change, nos sens sont donc trompeurs.

Des convergences probantes Tout l’effort Parménidien tendait à construire le réel par la pensée, mais curieusement, lorsque ses préoccupations philosophiques s’affrontent au sensible, son rationalisme s’efface parfois brutalement pour replonger dans un irrationnel mythique totalement étranger au positivisme ionien – comme une sorte d’incontrôlable retour du refoulé… Anaxagore pense que chaque chose possède une qualité propre, et que si nous voyons les choses venir les unes des autres, c’est que le produit existe déjà dans le producteur.

La production ne serait alors que séparations progressives se produisant dans une chose dénommée d’après la qualité dominante en elle, mais contenant l’infinité des autres qualités, présentes quoiqu’indistinctes. « La cosmogonie sera l’histoire du processus continu de séparation, par lequel les parties du monde s’isolent les unes des autres, d’une part le dense et l’humide, le froid et le sombre, qui se réunissent vers le centre, tandis que le rare et le chaud se portent vers la région extérieure ». Pour que la substance indéfinie primordiale puisse entrer dans un cycle successif de mutations, il fallait admettre qu’elle possède, par nature, de manière mystérieuse, une tendance au mouvement : l’intelligence, ou « nous ».

En fait, l’infini d’Anaximandre soumis au « nous » anaxa­gorien va s’animer « d’un mouvement circulaire, ou tourbillon, qui va s’étendre du centre vers la périphérie, en séparant ainsi les choses les unes des autres ». Comment ne pas rapprocher ces thèses et textes de ceux-ci : « Le principe ayant émis sa vertu une, celle-ci se mit à évoluer selon deux modalités alternantes. Cette évolution produisit (ou condensa) l’air médian (la matière ténue). De la matière ténue, sous l’influence des deux modalités Yin/Yang, furent produits tous les êtres sensibles. Sortant du Yin (de la puissance), ils passent au Yang (à l’acte), par l’influence des deux modalités sur la matière » (Lao Tseu).

« Il disait qu’il y a un producteur qui n’a pas été produit, un transformateur qui n’a pas été transformé. Ce non-produit a produit tous les êtres, ce non transformé transforme tous les êtres ». Depuis le commencement de la production, le producteur ne peut plus ne pas produire, depuis le commencement des transformations, le transformateur ne peut plus ne pas transformer. La chaîne des productions et des transformations est donc ininterrompue, le producteur et le transformateur produisant et transformant sans cesse. Le producteur c’est le Yin/Yang (le principe sous sa double modalité alternante), le transformateur c’est le cycle des quatre saisons (révolution du binôme ciel/terre). Le producteur est immobile, le transformateur va et vient. Et le mobile, et l’immobile, dureront toujours. » (Lie Tseu). La parenté des intuitions présocratiques et taoïstes apparaît nettement. Certes, l’usage et les destinées seront bien différents.

Pourtant, tout se passe comme si les fonds communs mythiques de ces deux cultures n’étaient pas si différents. Mais les sages du Tao virent dès le début que toute connaissance se devait d’aider au mouvement du retour vers la source du monde, et non, comme les penseurs grecs, à servir de code afin de lire le grand secret dans le livre de l’univers.

Laozi ou Lao Tseu (Lao Tseu) : un maître à ne pas penser ! Le « miracle grec »

La querelle des mobilistes ioniens et des dialecticiens de Parménide ne fut que la première d’une longue série ; la pensée grecque verra s’affronter durant des siècles des tendances, ou options différentes d’un même point de vue, ou du moins issues d’une même intuition se formulant de manière paradoxale dans le langage de la raison.

A partir de 546 avant J.C., l’Ionie est soumise par les Perses, et la grande ville de Milet est ruinée en 494. Le centre de la vie intellectuelle se déplace ; dans les colonies de l’Italie du sud et de la Sicile, les académies succèdent aux philosophes ioniens. Enfin, après les guerres Médiques, au temps de Périclès (mort en 429), Athènes deviendra la capitale spéculative de la Grèce, jusqu’à la guerre du Péloponnèse. Dans ce développement successif, les Ioniens jouent les rôles principaux : les premiers philosophes de la grande Grèce sont des émigrés ioniens, et les premiers propagateurs de la pensée philosophique, à Athènes, sont également des Ioniens. Vint Socrate, initiateur d’une nouvelle ère philosophique, et ses successeurs, dont se réclame la pensée occidentale moderne…

La cité du futur ou Athène Céleste

Un fond commun à l’humanité

Depuis longtemps les hommes font preuve d’intelligence, d’intuition et de curiosité. Peut-être, depuis Homo Erectus, jouent-ils sur des mythes et des visions communes du monde. Certainement le monde des hommes ne fut pas aussi cloisonné qu’on le pensait par le passé ; de tout temps les idées franchirent les frontières géographiques, linguistiques et politiques. Faut-il penser, comme Eliade, qu’ « il n’y a pas de rupture dans l’histoire de la mystique et du sacré » ? Pour lui, toutes les conclusions de son livre sur le chamanisme, tout comme le bilan de ses études sur le yoga et les religions des sociétés traditionnelles, montrent clairement, au niveau profond, que toutes ces spiritualités et ces techniques de l’extase et de l’intuition ontologique sont reliées par un même noyau symbolique universel.

Dans L’homme et l’invisible , Jean Servier écrit : « Rien ne nous permet d’établir une quelconque hiérarchie entre les civilisations qui nous entourent et celles qui nous ont précédés, pas plus que nous ne pouvons donner un ordre en valeur absolue à un système d’équations, une symphonie, un tableau ou une cathédrale. La pensée humaine est égale dans toutes ses manifestations depuis l’heure de sa présence sur terre, c’est ce que nous dit la voix des sages en haillons, qui ici ou là, peuvent encore ouvrir pour nous sur le monde les déchirures de leurs manteaux. » Même si notre civilisation a choisi sa voie, chacun de nous peut encore méditer et essayer de déchiffrer les humbles traces laissées dans les couloirs du labyrinthe par les pieds nus de nos frères. Peut-être retrouverons-nous dans la cendre le mot de passe de toutes les initiations qui y sont inscrites.

Ce mot est Univers, sa réponse, Homme. Peut-être retrouverons-nous aussi le signe sacré du « shin », la marque de l’esprit, le symbole de notre immortalité, sans lequel le reste n’est qu’une parole perdue.

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