Gichin Funakoshi et le Karatedo

Par Georges Charles

La naissance du Karatedo au Japon : Le karatedo qui deviendra le karaté !

Le vingtième siècle aura été marqué par trois immenses figures du Budo japonais… Jigoro Kano qui fut le fondateur du Judo ; Morihei Ueshiba qui créa L’Aïkido et Gichin Funakoshi qui fut l’initiateur du Karatedo au Japon et qui permit de le faire connaître au monde entier. Leurs photos jaunies figurent en bonne place dans la plupart des clubs et des Dojo et, à chaque cours, enseignants et pratiquants les saluent respectueusement… en oubliant bien souvent de respecter leur enseignement essentiel qui réside dans un message de paix et de fraternité. Des trois c’est, paradoxalement, Gichin Funakoshi qui fut le plus lettré dans le sens traditionnel du terme. Il fut, et c’est un compliment au Japon, considéré comme un « Homme de rectitude ».

Le Maître Gichin Funakoshi… un lettré classique rompu à la philosophie et à la stratégie chinoise.

Lors de signature de l’acte de capitulation du Japon, le 2 septembre 1945 sur le cuirassé Missouri, il fallut modifier au dernier moment une close concernant l’interdiction temporaire de la pratique des Budo ( « arts martiaux japonais » ).
Il était considéré que ceux-ci constituaient le ferment du nationalisme Nippon qui avait été à l’origine profonde de la guerre contre la Chine et contre les Alliés. Le vice-commandant de l’état major impérial, le général Kawabe, chargé de parapher tous les accords et de mettre au point les modalités de l’occupation, fit remarquer que le Karatédo n’étant pas d’origine japonaise mais chinoise se devait d’échapper à cet interdit.

Le général MacArthur en personne demanda ce qu’il en était à l’un de ses experts. Celui-ci lui confirma le fait et l’interdiction fut immédiatement levée, ce qui permit alors que le Judo, le Kendo, le Iiaï Do, l’Aïkido et 148 autres disciplines du Budo demeuraient hors la loi de continuer à pratiquer la « Voie de la Main du Continent », donc la « Voie de la Main de Chine », devenue depuis peu la « Voie de la Main Vide » par une simple modification d’un idéogramme, jusque dans l’université. Le Karatedo connut donc rapidement un développement sans précédent puisqu’il demeurait le seul Budo officiellement autorisé par les autorités d’occupation. De nombreux Marines dont le fameux Donn F. Draeger, futur auteur de nombreux ouvrages * ( * Asian Fighting Arts Kodansha International LDT, Bibliography of Judo… ), et qui rendit publique cette anecdote, s’initièrent donc au Karaté souvent rebaptisé Kempo pour la circonstance. C’est en 1936 que le caractère Kara, choisi par Gichin Funakoshi lui-même, et qui signifiait littéralement ancien, en provenance du continent, donc chinois par référence à la dynastie Tang fut subrepticement modifié dans un caractère simplifié signifiant vide.

Ceci avait été effectué pour éviter, en pleine époque de la montée du nationalisme et du militarisme nippon, toute idée de dépendance avec la Chine alors considérée comme une puissance ennemie.

Malheureusement si le maître Funakoshi était un fin lettré qui avait choisi le premier caractère avec une grande subtilité puisque Kara représentait ce qui était anciennement chinois, et non actuellement chinois, ce qui est une nuance importante, ceux qui choisirent le caractère de remplacement l’étaient beaucoup moins.

En effet si ce caractère représente le vide, donc le vide d’arme et de mauvaise intention, il représente également, en histoire, le stade où l’homme n’avait pas encore inventé l’arme ou l’outil. Kara, dans ce cas, et c’est le dictionnaire classique de la langue chinoise de Kangxi désigne donc également la stupidité initiale, la balourdise et tout ce qui est primaire.

Le Maître Funakoshi était parfaitement au courant de cette bourde monumentale et, dans la seconde édition de son propre ouvrage « Karatedo Kyohan », publiée en 1935 donc un an avant sa mort,consacre le premier chapitre entier à tenter de mettre les choses au point et de rétablir la vérité. Dans la langue chinoise classique, à laquelle le maître Funakoshi était rompu, le premier caractère Kara qui se lit Tang (4738 du Ricci) désigne en effet le « Chemin menant de la grande porte d’une maison à la salle des ancêtres », la dynastie Tang (618-907), l’autre nom de la Chine,mais également, c’est un fait, le vide.

Il s’agit donc d’un caractère ancien et très littéraire. Il fut, à l’origine, utilisé par Funakoshi en référence à un poème calligraphié qui figurait dans la première édition du « Karatedo Kyohan », le « Rentan Goshin Karate Jitsu », (1935) et que nous reproduisons :

 » Etudier l’ancien permet de mieux comprendre le présent…  »
 » L’ancien, le nouveau ce n’est qu’une question de temps…  »

 » L’important en toute chose est la clarté d’Esprit…  »

 » La Voie de toujours alors s’emprunte dans la rectitude de la Vie… « 

Cette « étude de l’ancien » pour mieux comprendre le présent et pour conserver équilibre et rectitude fut toujours la préoccupation essentielle du maître Funakoshi.

Lorsqu’il fit connaître le Karatedo, en mai 1922 lors d’une démonstration à Tokyo il trouva tout naturel de se référer à cette ancienne origine chinoise. Cette démonstration était organisée par le Butokukai, une importante association regroupant les principaux Budo du Japon. Afin de faire la promotion de son art, le maître Funakoshi fit publier dans plusieurs journaux japonais, dont le réputé Asahi Shinbun, un article sur les origines du « Ryu Kyu Kempo Karate ».

Ce faisant il reprit le titre de son premier ouvrage publié en 1922. Mais, ce qui est plus significatif encore est qu’il adjoint à chacun de ces articles un plan du Temple de Shaolin qui était alors considéré comme le berceau de l’art du poing.

Cette fameuse « Main des Tang de l’Art du Poing des Iles Ryu Kyu » décrite dans les journaux japonais de l’époque provenait donc bien, suivant Funakoshi lui-même, des pratiques chinoises issues du style de combat créé à Shaolin. Funakoshi qui était très croyant faisait très souvent référence au Bouddhisme et publia dans tous ses ouvrages des reproductions ou des photographies des Quatre Rois gardiens des portes du temple de Todai Ji.

Toujours dans « Karatedo Kyohan », au chapitre 7 et comme conclusion à son oeuvre il précisa formellement que le terme Bu (de Budo) que l’on traduit habituellement et trop facilement par « art martial » signifie « arrêter la violence comme le brave de par son attitude de rectitude arrête l’action de la hallebarde ».
Le véritable Budo suivant Funakoshi n’est ni violence ni conflit mais, au contraire un art de conciliation et de construction de paix. Et il cite Mencius. On est assez loin des casseurs de briques. Son livre se termine par un dernier poème du style Kambun, donc de forme classiquement chinoise :

Les Huit Etapes du Karatedo :

  1.  » L’intention du Ciel se manifeste sur terre… »
  2.  » La circulation de l’énergie tient compte du soleil et de la lune… « 
  3.  » La Loi de la vie inclut la souplesse et la force… « 
  4.  » L’action doit s’accorder avec les circonstances et tenir compte du changement… « 
  5.  » La technique s’acquiert avec la pratique et sa réalisation… « 
  6.  » La distance implique de savoir avancer et reculer, séparer et réunir… « 
  7.  » Les yeux savent voir sans pour autant regarder… « 
  8.  » Les oreilles savent entendre sans pour autant écouter… »

Puis il ne peut s’empêcher de citer Sunzi (Sun Tzu), le fameux stratège chinois :

 » Connais l’ennemi et connais toi et en cent batailles il n’y aura jamais péril… mais vaincre l’ennemi sans combattre et s’en faire un allié est une meilleure solution encore »

Et, enfin, Laozi (Lao Tseu) :

 » Si un il existe un vide, l’eau remplit ce vide et prend la forme qui convient… puis change encore de forme si cela est nécessaire… « 

Et il conclut

 » La souplesse est toujours préférable à la force car elle représente la paix ».

Kase Sensei
Taiji Kase Sensei (1929 2004) transmit, en Occident, le Karatedo Shotokan du Maître Funakoshi

Photo dédicacée à Georges Charles.

La naissance de la résistance à l’occupation japonaise et de l’art du poing.

Gichin Funakoshi nait le 29 mars 1869 à Shuri une ville de moyenne importance située près de l’ancienne capitale, Naha, dans le sud de l’île principale d’Okinawa. L’ensemble de l’archipel qui s’étend sur une longueur de 1 100 km est connu depuis 605 sous le nom de Ryû Kyû lorsque l’empereur de Chine Yo de la dynastie Sui y envoie un messager, Sho Kan. Depuis cette époque les nombreuses îles de l’archipel entretiennent de bonnes relations commerciales et politiques avec leur puissant voisin. Okinawa se retrouve donc dans la position d’un petit royaume indépendant placé sous la dépendance, ou du moins la forte influence, chinoise.

Les lettrés de l’île étudient donc les classiques de la littérature et de la pensée chinoise. La famille Funakoshi, de tous temps, fait partie de l’aristocratie et fournit à l’île des fonctionnaires qui, par tradition, étudient donc la culture chinoise. Ces fonctionnaires sont par contre-coup les rares à pouvoir lire, calligraphier et parler aussi bien le chinois que le japonais.

Le Japon représente également pour l’archipel un encombrant voisin. Dès le début du VIIe siècle les habitants de « l’île du Sud » paient tribut à la cour impériale japonaise qui, en contre partie, assure la protection de l’île contre l’avidité des puissantes familles japonaises.

En 1165 un seigneur japonais Tamemoto Minamoto n’en débarque pas moins à Unten, mais il est rapidement séduit par la fille d’un noble local qui en 1187 donne naissance au futur roi Shunten. Cette alliance inespérée permet d’assurer la tranquillisé de l’archipel.

L’un de ses descendants le roi Satto, en 1372, fera allégeance à l’empereur de Chine, Tai Tsu, ce qui permit d’affermir les liens culturels et commerciaux avec le continent. Cela dissuada quelque peu les japonais d’intervenir dans les affaires d’Okinawa… Mais en 1466, un autre roi Bukan crut bon d’envoyer une ambassade au Japon. Le Shogun prit immédiatement cette démarche comme une reconnaissance de vassalité et en 1592 un autre Shogun, Hideyoshi, se crut autorisé à ordonner au roi des Ryû Kyû d’envoyer un contingent l’aider dans son projet d’invasion de la Corée.

Cet ordre n’ayant pas été obéi, ce fut le prétexte, en 1609 d’autoriser le clan Satsuma, l’un des plus puissants du Japon, d’envahir l’archipel. Iehisa Shimazu, Daïmyo de Satsuma débarqua donc dans l’île principale avec plus de trois mille hommes de troupe, ce qui à l’époque était considérable. La résistance à l’envahisseur nippon s’organisa peu à peu et prit une telle ampleur qu’en 1611 le clan Satsuma promulga les redoutables « quinze ordonnances » (Okote Jugo Jo) interdisant tout contact et tout commerce avec l’étranger et donc avec la Chine. Mais l’une de ces ordonnances demeurée célèbre interdit également aux habitants de tout l’archipel  » de Miyako-Shima jusqu’à Yaeyama Jima » de posséder une arme.

Chaque village devait uniquement disposer d’un billot auquel était enchaîné un couperet. Mais il fallait bien se nourrir et les Japonais autorisèrent, contraints et forcés, l’usage des instruments agraires et particulièrement ceux qui étaient utilisés dans les rizières. Le riz était en effet l’une des ressources principales du clan Satsuma qui le revendait au Japon avec un énorme bénéfice. Les paysans se mirent donc à pratiquer en secret des techniques de combat basées sur le maniement des outils comme la faucille (Kama), le fléau destiné à séparer le riz de sa cosse (Ko Setsu Kon, plus connu sous le nom de nunchaku, soit deux mesures de longueur de la taille d’une coudée), le plantoir a riz en forme de trident (Sai), les poignées de meule (Tonkwa ou Tonfa), les rames (Eekwa) et perches (Rokushaku) destinées à diriger les barques dans la rizière et même les carapaces de tortues qui servaient de tamis et qui furent utilisées comme bouclier.

Cette pratique, par la suite, prit le nom de « Kobudo » ou « ancienne voie du brave »… Mais, fait plus extraordinaire encore, les résistants d’Okinawa demandèrent à des conseillers chinois de leur enseigner les fameux secrets de  » l’Art du Poing » (Kempo).
La Chine envoya donc quelques spécialistes en la matière, qui provenaient probablement du fameux Temple de Shaolin. Petit à petit plusieurs écoles de combat à main nue virent le jour et prirent le nom des villes ou des lieux où elles étaient pratiquées en secret.

On distingua alors les styles Shurite (« Main de Shuri »), Nahate (« Main de Naha »), Tomarite (« Main de Tomari ») qui demeurèrent les principaux styles d’origine. Elles se regroupèrent ensuite sous la dénomination commune de Okinawate.

Comme le fait remarquer Pierre Portocarrero dans son livre De la Chine à Okinawa, Tode, les origines du Karatedo publié aux éditions Sedirep, le développement actuel de l’urbanisme fait que Naha, l’ancienne capitale, Shuri et le port de Tomari ne font désormais également plus qu’une seule et unique entité.
La particularité de ces écoles était d’utiliser pieds et poings en combat ce qui désorientait les Japonais plus habitués aux projections et immobilisations dans le corps à corps. Les conseillers chinois adaptèrent et simplifièrent les techniques de manière à les rendre plus accessibles à des paysans qui n’étaient pas des professionnels du combat ou de la guerre.

Ils insistèrent particulièrement sur la simplicité et l’efficacité des frappes qui devaient pouvoir briser la protection fournie par les armures japonaises et ils développèrent un système de durcissement des armes naturelles.
Peu à peu naquit un système original basé tant sur le combat à main nue que sur l’usage des armes de la rizière. Il faut noter, à ce sujet, que la pratique de l’art du poing, Tode, suivait la pratique des armes plus qu’elle ne la précédait.

En effet, dès leur plus jeune âge les paysans savaient parfaitement se servir des outils agraires et considéraient les pratiques de combat au poing et au pied comme un avantage complémentaire et non une nécessité.
Ce n’est que très récemment que la tendance s’est inversée et que la pratique à main nue précède la pratique armée.

Funakoshi fait connaître le Karatedo… aux Japonais.

Malgrè cette résistance active et efficace Okinawa demeura plusieurs siècles sous la domination japonaise mais conserva plus ou moins un statut d’indépendance.
C’est en 1872 que l’empereur Meiji abolit la royauté des Ryû Kyû et annexa purement et simplement l’archipel.

En 1895 Okinawa fut officiellement déclaré préfecture (Ken) du Japon. Cela occasionna un grave problème avec la Chine et fut à l’origine d’une profonde dissension entre ceux qui regrettaient le régime féodal de jadis et ceux qui, comme la famille Funakoshi, trouvaient au contraire que les réformes libérales de la nouvelle ère instaurée par Meiji étaient un réel progrès.

A la différence de nombreux notables de l’île la parfaite connaissance du chinois classique, donc du japonais utilisé dans les documents officiels permit à ce clan d’entretenir de bonnes relations avec l’administration niponne. De son coté Gichin Funakoshi pratiquait le Tode depuis l’âge de quinze ans sous la direction de son maître d’école qui était le fils d’un des maîtres les plus renommés de l’île Anko Azato (1827-1906). Il travaillera directement sous la férule du maître qui eut deux disciples : Funakoshi et un certain Chojo Ogosoku.
Par la suite il travaillera également sous la direction d’autres maîtres réputés comme Kiyuna, Niigaki et Matsumura qui était lui-même l’enseignant d’Azato.

En 1906 Funakoshi organise et participe à la première démonstration publique d’Okinawa Te à laquelle assistent les autorités japonaises ainsi que des officiers de la marine impériale qui sont fort impressionnés par cette prestation. Funakoshi entretiendra, suite à cette démonstration, d’excellentes relations avec les Japonais et se fera d’ailleurs toujours officiellement photographier en costume traditionnel nippon. Ce qui lui valut les critiques acerbes de plusieurs maîtres qui jugeaient cette attitude avec mépris.

En 1922 il décide, avec l’appui de l’amiral Takeshi, de réaliser sa fameuse démonstration au Butokukai de Tokyo. Le succès remporté et divers articles publiés dans la presse l’incitent à demeurer au Japon pour enseigner ce qu’il nomme encore le « Ryû Kyû Kempo Karate ».